Le cryptographe - Tobias Hill
L'histoire se passe à Londres en 2021, mais c'est une très légère supposition d'un roman d'anticipation. Anna Moore est inspectrice des impôts, c'est une jeune femme de 36 ans, célibataire, encore attachée à son ancien amant et mentor, Lawrence. Celui-ci, désormais à la retraite, tente de la mettre en garde contre le nouveau dossier dont elle est en charge : celui de John Law, autrement dit le Cryptographe, l'ingénieur de la nouvelle monnaie virtuelle (c'est là le point avant-gardiste !). Mais le dilemme entre le Fisc et John Law se règle instantanément, sans rechigner. La rencontre entre Anna et John fait des étincelles, l'homme est auréolé des fantasmes que sa situation de multimilliardaire entretient et la jeune femme est impressionnée. Elle cherchera à le revoir et leurs entretiens se passeront à chaque fois avec cette électricité dans l'air. Anna s'introduira dans le bunker familial et rencontrera Anneli, l'épouse de John, et leur fils Nathan. Les secrets sont perceptibles, mais Anna est autrement intriguée.
Quelques mois plus tard, la presse annonce que le système monétaire de John Law est en banqueroute, un virus est en passe de tout raser de la planète. Le monde est en crise, mais John Law a mystérieusement disparu. La police considére Anna comme impliquée dans l'affaire et lui demande de collaborer et de retrouver Law.
Ce roman est étrangement séduisant.. Mais pour moi, le seul aspect qui pêche est l'implication d'une nouvelle économie et d'une monnaie virtuelle, soit le Soft Gold, système paré de longues tentatives d'explications (auxquelles je n'ai pas été sensible, ni réceptive), de la cryptographie, de la corruption du code, des processus transactionnels, du mécanisme du portail, etc. Je n'ai pas tout compris clairement, mais ce n'est pas le plus important car j'ai trouvé que le roman avait d'autres qualités à défendre. Cela repose sur cette étrange fascination exercée par la famille Law sur Anna Moore, sur la relation naissante et balbutiante entre la jeune femme et le cryptographe. "C'est un simple désir, pas comme de l'amour, rien d'aussi compliqué que ça. Ou bien c'est comme un premier amour. Comme une obsession." Le couple de John et Anneli représente la grâce, la beauté, la richesse et le mystère. C'est là qu'intervient la comparaison à Gatsby de Fitzgerald : un microcosme élégant mais trompeur, un certain statisme dans les rapports, la séduction ambivalente... Le roman est assez lent, même si l'histoire se passe en deux ans. On n'a pas l'impression du temps qui passe, mais il règne un indescriptible pouvoir d'ensorcellement, un petit côté rétro dans les personnages alors que l'histoire est en 2021 ! Rien de futuriste, non pas du tout. Ce roman de Tobias Hill est plus une pénétration de l'âme humaine, secrète et pernicieuse, de l'art de duper, de paraître et de cultiver son jardin. Le tout sur un fond d'intrigues financières et de chasse à l'homme. Etonnant, vraiment.
Rivages
Une fenêtre sur l'Hudson - Brian Morton
Nora, une jeune nouvelliste de trente-cinq ans, a cessé d'écrire. Ses textes, inspirés des expériences de ses proches, lui ont valu de se brouiller avec eux. Pourtant, elle ne peut se résoudre à renoncer à sa vocation. Un soir d'insomnie, elle appelle le seul être qui puisse la comprendre : Isaac, l'homme qu'elle a quitté cinq ans auparavant. Ce dernier, photographe, traverse lui aussi une crise : il a perdu l'inspiration.
Brian Morton vient de signer un roman à la fois simple et prenant. C'est une histoire de sentiments, de rapprochements entre deux êtres qui pensaient être faits l'un pour l'autre. Les obstacles pour leur belle idylle sont d'ordre artistique, ils sont tous deux au pied du mur et l'essor de Nora fait vaciller le statu-quo d'Isaac. Ils sont complices, se croyaient invicibles, et pourtant... une nouvelle peut tout ruiner. S'ajoute aussi la maladie de Billie, la tante de Nora, le dernier pilier de la jeune femme. La perte de celle-ci fait tout voler en éclats, Nora et Isaac se retrouvant soudainement face à face, pour de vrai. Pas facile, même s'ils pensaient bien se connaître, avec le temps. Ce roman est magnifiquement écrit, il y a peu d'élans, beaucoup d'introspection, et une mine d'anecdotes littéraires pour chaque circonstance. Une petite pépite !
Belfond
Brooklyn Follies - Paul Auster
L'histoire de Brooklyn Follies est faite de rencontres, d'amitiés et de rêves utopistes. Trois hommes vont fantasmer sur un Hôtel Existence, dans la verte campagne de New York, alors que ces trois-là sont d'indécrottables citadins. Les femmes font aussi pâles figures, des espèces d'icônes frelatées, qui tiennent compagnie quelques pages, vont et viennent en guise de décorum. Mais ce qui m'a fort chiffonnée, en fin de compte, c'est l'impression d'une fin hâtive, d'un arrangement à l'amiable, d'une combinaison parfaite pour que tout finisse bien dans le meilleur des mondes. Sans doute le spectre de septembre 2001 a influencé cette donne, histoire de penser que l'Amérique fait encore rêver, qui sait ? La dernière phrase du roman le suppose.
Bref, "Brooklyn Follies" est une assez bonne histoire, loin de "Moon Palace" ou de la Trilogie NY. Mais j'ai particulièrement aimé quand l'auteur inocule des tartines sur les histoires des grands écrivains, comme Edgar Allan Poe et Nathaniel Hawthorne. Pour le reste, il y a des hauts et des bas (comme le passage dans le Vermont ou les épisodes "Aurora"). Je pense que ce sentiment d'amertume ne sera que passager, et dans quelques temps j'aurai plus le souvenir d'avoir lu un roman foisonnant et terriblement "austérien".
La traversée de l'été - Truman Capote
L'héroïne de "La traversée de l'été" s'appelle Grady McNeil, elle a 17 ans et vit dans un appartement qui surplombe Central Park. Ses parents partent en croisière pour l'Europe mais Grady a décidé de passer l'été caniculaire à New York. Ce qu'elle ne mentionne pas c'est son béguin pour Clyde Manzer, un gardien de parking à Broadway, qu'elle fréquente depuis le mois d'avril en cachette. Avec lui, Grady vit des sensations jamais explorées jusqu'alors. Cependant, le garçon se découvre peu, se dévoile difficilement, sa famille, ses amis, ses amours figurent parmi son jardin secret qu'il n'ouvre pas à sa dulcinée. Or, il y a également Peter Bell, le meilleur ami de Grady, puis une mystérieuse Anne et une encombrante Rebecca...
Eté incendiaire, ainsi aurait pu se nommer ce roman "inédit" de Truman Capote. On connaît son histoire : le manuscrit a été retrouvé dans les affaires d'un concierge, remarqué par Sotheby's avant d'être mis aux enchères. "Summer Crossing" (titre original) figure en fait comme l'un des premiers romans écrit par l'auteur, à un très jeune âge (il avait commencé son histoire vers 19 ans). C'est un projet qui a plus ou moins évolué et été entretenu pendant dix ans, pour finalement ne jamais voir le jour. Le manuscrit n'est d'ailleurs pas fini, mais les nombreuses notes de Capote ont permis de porter sa touche finale. Résultat ? C'est une histoire fraîche, pinçante et mesquine, ce n'est pas une oeuvre étourdissante de talent, elle révèle des défauts mineurs en partie à cause de la jeunesse de son auteur. Toutefois, elle annonce déjà des qualités à mûrir, les prémices de "Breakfast at Tiffany's", un esprit pointilleux et rebelle, une volonté de chiffonner les données de la société de convenance, et aussi de parler de New York. Le personnage central, Grady McNeil, n'a pas l'étoffe d'une Holly Golightly, mais c'est également une héroïne en souffrance, un être fragile, secret et désespéré. Elle est fascinante, en un sens. Et cela aurait été fort intéressant que l'auteur travaille davantage sur ce projet, mais s'il y a renoncé c'est sans doute pour une raison ?
Grasset
L'histoire de l'amour - Nicole Krauss
Au début, l'histoire est simple, c'est celle de Leo Gursky, vieil homme de 80 ans et qui attend sa mort mais fait tout ce qu'il peut pour qu'on ne l'oublie pas et qu'il évite de trouver la mort dans la solitude. C'est un réfugié polonais qui a migré à New York après avoir réussi à se cacher des nazis durant la guerre. S'il a rejoint les Etats-Unis, c'est aussi pour retrouver son amour de jeunesse, la belle Alma.
Autre histoire dans le roman : une jeune adolescente de quatorze ans, prénommée Alma, découvre qu'elle tient son prénom des héroïnes d'un roman intitulé "L'histoire de l'amour". Ce livre était un cadeau d'amour de son père à sa mère, celui-ci étant mort la mère d'Alma vit recluse et reste fidèle au souvenir de son amour. La jeune Alma est étonnée de découvrir qu'un anonyme a écrit à sa mère pour qu'elle traduise ce roman écrit en espagnol, car le roman semble également beaucoup compter pour cet homme, qui se nomme Jacob Marcus.
A partir de là, les destinées ne vont pas cesser de se croiser, se rencontrer et de dessiner L'Histoire de l'amour. C'est, dans le fond, l'histoire du roman dans le roman. Et Nicole Krauss emprunte la voie labyrinthique pour traverser les mémoires et les histoires d'amour. Oui, c'est un roman qui parle d'amour, assez fou d'ailleurs. Cela convient à ce vieillard qui est tombé amoureux et c'est là toute sa vie, ou à cette jeune veuve détruite par la mort de son compagnon et qui se noie à petites doses, à un père pour son fils qu'il n'a jamais connu, à une adolescente qui veut redonner le sourire à sa maman et qui creuse des tranchées et qui cherche mais sans savoir exactement quoi... C'est un livre entier sur le sentiment amoureux, sur le droit à la mémoire, à la fidélité au-delà de la mort, au respect de la création littéraire. Ce roman de la new-yorkaise Nicole Krauss fait couler beaucoup d'encre dans les articles de cette rentrée littéraire et c'est totalement justifié ! D'abord il est écrit avec une maîtrise étourdissante, puis il est dense, foisonnant, respectueux et d'une très grande élégance. C'est un roman puissant et intelligent, qui ne perd jamais le fil de son histoire et qui repêche son lecteur en toute simplicité. Et hop qu'il nous emmène du côté de la Shoah, à New-York, en Israël ou au Chili, dans le coeur d'une adolescente ou d'un vieillard, et surtout au coeur d'un roman dont l'histoire nourrit L'Histoire de l'amour du début à la fin. Cela paraît brouillon à lire comme ça, mais c'est un roman 5 étoiles et qui est, en toute honnêteté, EPATANT !
Gallimard
Une divine plaisanterie - Margaret Laurence
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« Une divine plaisanterie » est un roman drôle et pince-sans-rire autour d'une héroïne de 34 ans, institutrice célibataire et vivant toujours avec sa mère malade dans la petite ville de Manawaka (ville imaginaire de Manitoba au Canada). Rachel Cameron est une cruche attendrissante, gauche et complexée, et qui bien souvent agit le contraire de ce qu'elle pense ! Elle rêve de s'échapper de sa vie étriquée, et pourtant elle y demeure attachée ou paralysée de faire le grand saut. Pendant ses vacances d'été, elle fait la rencontre d'un type qui la séduit et nourrit ses fantasmes d'évasion (se marier, avoir des enfants etc.). Rachel se lance dans cette aventure à corps perdu, ivre de cet amour naissant et, pour elle, porteur de tous ses espoirs cachés.
« Une divine plaisanterie » figure dans un cycle de cinq romans autour de la petite ville de Manawaka. Margaret Laurence a décidé de donner la parole à une femme seule et dépitée, sans toutefois rendre son récit pitoyable ou malheureux. C'est tout le contraire : le roman est enlevé, rythmé par le grotesque et la dérision. Rachel elle-même se moque de ce qu'elle est, consciente d'être double, triple, quadruple etc. Elle n'assume pas ce qui la ronge, ce qu'elle désire clamer ardemment sur tous les toits. Intérieurement, c'est une femme passionnée et brûlante, mais en vrai elle est timorée, contracte son corps dès qu'on la touche et se mine du qu'en-dira-t'on et des adolescents sûrs d'eux. Ses rapports avec son amie Calla, son directeur Willard, sa mère et son petit ami nourrissent des chapitres d'humour bien souvent involontaire. C'est un régal ! Ce roman n'a pas pris une ride (il est paru en 1966) et c'est à souhaiter que les éditions Joelle Losfeld publient très rapidement la suite de l'oeuvre de Margaret Laurence (auteur décédé en 1987).
extrait : « Les strates de rêves sont si nombreuses, il y a tant de membranes trompeuses qui enveloppent l'esprit que j'ignore leur existence, jusqu'à ce qu'une réalité coupante ne les tranche, et je vois alors les créations de mon imaginaire pour ce qu'elles sont, déformées, bizarres, grotesques, une plaisanterie insupportable si on la regarde de l'extérieur. »
Belfond
Le dernier train - Maria Mercé Roca
Un couple fait le bilan de sa vie commune, d'abord la femme Teresa est assez agacée et lasse de l'inertie de son époux. Lui, Andreu, est davantage désespéré et paralysé de lui annoncer sa Grande Nouvelle. Car, en effet, le couple au cours de ses vingt-six ans de mariage n'a pas su accorder ses violons, n'a pas su se comprendre et a même loupé l'éducation de leur fille Clara, qui a préféré claqué la porte du foyer pour vivre sa propre vie. Le roman est décomposé en trois parties, dans lesquelles chacun se justifie, plaide sa cause, expose des faits. L'ambiance est teintée d'acrimonie, d'irritation et de fébrilité. A plusieurs occasions, sur des passages presque communs, le lecteur s'aperçoit que le couple n'était jamais en phase, tant sur le plan professionnel et émotionnel, même leur rupture (annoncée) prend un mauvais goût de bâclé et de dialogue de sourds. "On avait l'air d'un couple heureux" dit la femme, "tu me regardais, tendre et ému, plein de gratitude, de confiance envers moi, et tu me faisais de la peine". Lui répond : "entre toi et moi, il n'y a jamais eu de cri ni de disputes, on ne s'est jamais manqué de respect, on ne s'est pas rendu la vie impossible. C'est pour ça que les gens qui nous connaissent ne vont pas comprendre et diront que c'est inconcevable. On a plutôt formé un joli couple toutes ces années : toi plus sérieuse, moi plus distrait, mais toujours ensemble. Tu as toujours tiré ton épingle du jeu. Moi, je me suis souvent planté." - Et le couple n'en finit pas d'analyser leur parcours conjugal, franchement bancal et décalé. C'est un portrait plutôt réaliste et déchanté, la radiographie des couples de cinquantenaires, habitués l'un à l'autre, ennuyés et blasés, mais bon... Ce roman est tantôt cruel mais il est désespéremment actuel.
Métailié
Symptomatique - Danzy Senna
"Avez-vous jamais vu la fin d'une histoire avant même qu'elle commence ?" - C'est la question que se pose la narratrice de "Symptomatique", roman âpre et semi-latent d'une violence liée à la solitude et l'amertume de la mixité. La jeune new-yorkaise fraîchement débarquée de sa Californie natale commence un stage dans un magazine, un peu contre les principes new-age de ses parents baba cool. Elle rencontre Andrew mais leur aventure capote, un peu abruptement. Prise de court, la jeune femme recherche un appartement et c'est une collègue de bureau, Greta Hicks, qui lui trouve la solution. Suite à cela, cette femme de 43 ans va soudainement empiéter doucement dans la vie de la jeune femme. Toutes deux ont en commun d'avoir un père noir et une mère blanche, Greta pense qu'elles constituent à elles deux "une race à part". Car insidieusement Greta s'impose dans la vie de sa jeune camarade, laquelle subit de plus en plus cette "amitié". Le sentiment d'étouffement prend le pas, succède l'égarement combiné à la solitude. Les pas de la narratrice mènent la danse, guident le lecteur dans un New-York plombé par le froid hivernal. C'est la sinistrose, une lente plongée dans des profondeurs abyssales. Et avec ça, il y a une prise de conscience de la haine raciale, de la couleur de peau qui délimite les affinités dans cette Amérique bien tranchée. Ce deuxième roman de la new-yorkaise Danzy Senna est, pour le tout, bien captivant et flippant !
Métailié
La fille du Cannibale - Rosa Montero
L'histoire folle de Lucia commence dans un aéroport, à la veille d'un embarquement pour Vienne, afin d'y fêter la nouvelle année. Lucia et Ramon sont mariés depuis dix ans, la flamme est éteinte depuis un bail, et c'est d'un regard goguenard et agacé qu'elle suit son mari aller aux toilettes quelques minutes avant l'appel. Or, les minutes passent et Ramon ne revient pas. En clair : il a disparu ! Paniquée, proche de la démence, n'y comprenant plus rien, Lucia va apprendre que son époux a été kidnappé par un mouvement indépendant, qui réclame une forte somme d'argent en échange de sa libération. La police est impuissante, Lucia prend en charge d'aller sur le terrain pour débusquer la vérité, mettre la main sur Ramon et se sortir de ce cauchemar. Elle sera secondée par son voisin Felix Roble, un vieillard de 80 ans, ancien pistolero, anarchiste révolutionnaire et torero, et aussi par Adrian, jeune homme de 21 ans, paumé, mystérieux mais incroyablement séduisant. Lucia a le coeur qui s'emballe, la tête fiévreuse et les sens en alerte. En s'embarquant dans cette quête, cette femme de quarante ans n'imaginait pas qu'elle allait parcourir un long, douloureux et irréversible chemin.
Lucia va croiser de vilains truands, négocier une rançon bien mal acquise, jouer un rôle auprès de la police, prétendre être ce qu'elle n'est pas. Mais ses compagnons sont de fidèles acolytes qui vont la guider et l'aider à garder la tête hors de l'eau, que ce soit par la confession des souvenirs de Felix, autrement dit Fortuna, ou par la séduction dangereuse d'Adrian. Dans le fond, ce kidnapping va permettre à Lucia de se dévoiler la face, de fouiller sa mémoire pour sortir de l'enfance et des images de ses parents. « La fille du Cannibale » est un titre qui fait peur, mais le cannibale en question n'est qu'un acteur de second plan. Son anthropophagie est plus exactement une voracité autrement inquiétante : il dévore ses femmes d'un amour totalitaire, il les mange à petits feux, de sorte qu'elles lui sont acquises, dévouées, bafouées. Mais le Père-Cannibale est, au contraire, un homme différent du souvenir que Lucia a conservé. En voulant retrouver Ramon, Lucia va en fin de compte se trouver elle-même, dans le dédale de ses perditions, de sa crise de la quarantaine, dans le souci de ne plus plaire, de vieillir, de perdre la beauté, d'échapper au temps qui passe.
« La fille du Cannibale » est en somme un roman formidable, à la fois initiatique, policier, drôle et pertinent. Son personnage de Lucia Romero, écrivain de contes pour enfants, est un drôle de bout de femme, attachante et lucide, accrochée à des illusions, des faux-semblants. Son histoire est captivante, palpitante, parfois angoissante. L'auteur Rosa Montero est habile dans son intrigue, dans le portrait de ses personnages et dans la véracité de décrire l'époque cahotique de l'Espagne du 20ème siècle, et le monde taurin.
Métailié
Le pays - Marie Darrieussecq
Marie a décidé de rentrer au pays, de quitter Paris avec Diego et leur fils Tiot pour retourner aux sources d'un pays qu'elle a quitté dans son enfance. Ce pays, c'est la république Yuoanguie, fraîchement indépendante, et dont la langue parlée est celle d'un dialecte particulier, que son fils adopte tout de suite, mais qu'elle est incapable de comprendre et d'assimiler. Par contre, pousse dans son ventre une petite Epiphanie qu'elle cerne sur le champ, qu'elle dorlotte aussitôt mais qui paralyse également son écriture. Marie est écrivain. Or son retour au pays a tari la source de son inspiration. Elle ouvre son cahier et contemple les pages blanches, c'est tout. Et le roman se poursuit dans cette impression cotonneuse, celle de flotter dans des univers parallèles, entre la narratrice et l'observation d'autres femmes, qui sont-elles ? Il y a un ensemble de personnages, entre les vivants et les morts, le frère disparu dans son enfance et le frère adopté qui est devenu fou, interné dans un centre, au loin. Il y a aussi la grand-mère, dont l'hologramme réveille des sensations enfouies chez Marie dans la Maison des Morts.
Contrairement aux apparences, ce roman de Marie Darrieussecq est limpide et fluide. L'écriture n'est pas empêtrée dans un embrouillamini d'exercices de style, ni plus dans un délire de fantômes. Ces derniers sont absents, "ils naissent de notre hantise, qui les allume et les éteint, oscillants, pauvres chandelles". En fait, "Le pays" est un roman qui a besoin de puiser aux sources (du langage, de la vie) pour renaître et se libérer des chaînes : "la langue était une contrainte à dépasser, comme le sol, comme l'histoire. Tant qu'il restait des mots, dans quelque langue que ce soit, on pourrait encore les assembler à neuf pour décrire le monde, et en repousser les limites". C'est comme la grossesse de Marie, elle plonge la jeune femme à retourner aux origines, car la naissance débloquera sa paralysie (d'apprendre la langue, d'écrire un roman). Ce roman est subtil et introverti, je l'ai trouvé tellement évident par rapport aux précédents romans de Marie Darrieussecq. C'était un beau plongeon vers la genèse et l'engendrement.
POL