Encore - Anna Rozen
"J'avais prévu de ne plus parler de cette boîte, je croyais en avoir fini avec cette époque, et puis j'entends Joy inside my tears et tout revient." Et la narratrice s'emballe, le coeur exalté, pleine du souvenir et des émotions lâchées par cette chanson de Stevie Wonder. Hymne à la vie, hymne à l'amour, ce petit texte écrit par Anna Rozen est un défouloir, l'ôde à la jeunesse vibrante, un cri d'amour aussi.
La chanson de Stevie Wonder a une première fin qui survient à trois minutes, et puis trois autres bonnes minutes dodues s'enchaînent, "ça n'est plus du rab, c'est carrément une énorme prime, un bis, de la gourmandise. Stevie Wonder s'étire, et moi avec. Il ne veut pas que ça s'arrête, moi non plus." Parce que, dans le fond, écouter en boucle cette chanson n'est pas un acte anodin pour la jeune femme. Cela la berce, la ramène à ses errances, à ses balades nocturnes, à son besoin de sexe, à se dire que c'est triste, et beau, et joyeux ! C'est un rapport avec le corps de l'autre, par la danse, par l'amour aussi.
Cette collection publiée par Naïve est honnêtement un régal. Je continue d'explorer leur catalogue, à lire ces textes bourrés de saveur, où se mêlent le goût de la musique à la magie des mots. Encore !
Naïve
Les promis ~ Eun-Ja Kang
Eun-Ja Kang, l'auteur, est d'origine coréenne mais réside en France depuis douze ans, avec un doctorat en littérature française en poche ! Du coup, elle écrit en français et "Les promis" est déjà son deuxième roman. Au début, ça ressemble à un conte où Yuki et Takahito sont tous deux promis selon le souhait de leurs pères respectifs, histoire de sceller une amitié vieille de quinze ans. Promis au mariage avant même de naître ! Mais les deux enfants, en grandissant, vont révéler des différences que les voeux sacrés des parents n'avaient pas envisagées. Takahito est un garçon au caractère obtus et exclusif, Yuki réclame davantage de liberté et d'insouciance. Le temps passant, les deux jeunes gens vont fêter leurs fiançailles, savourer l'amour naissant, Takahito s'engage deux ans dans la marine et Yuki va intégrer les associations étudiantes de son université. Car au même moment, dans les années 20, le Japon voit sa société bouleversée : tournant le dos aux valeurs nippones, accueillant les commerces internationaux, avant de les bouder suite au crash boursier de 29 et s'enfermer vers un militarisme inquiétant pour la famille de Yuki... Les deux promis, finalement, vont prendre des chemins séparés.
Sans trop vouloir dévoiler de l'intrigue, que la quatrième de couverture dénonce beaucoup à mon avis, la lecture du roman d'Eun-Ja Kang est assez palpitante. Conte ou frasque romanesque, "Les promis" oscille entre les deux. C'est une histoire finalement palpitante, mais trop emplis de clichés romanesques à mon goût. Certains passages m'ont paru trop mielleux, c'est juste un peu dommage. L'ensemble aurait pu être davantage captivant si l'auteur avait brodé autour de la culture nippone faite de pudeur, de sobriété et de respect des traditions et qui s'ouvre à l'occident en 1920. Elle préfère mettre l'accent sur le caractère trop romanesque de la jeune Yuki, belle, intelligente et passionnée. Par contre, elle a su dépeindre magnifiquement l'alliance entre les promis, les travers, les failles, les émotions naissantes et les trahisons. Donc, un roman avec des hauts et des bas, pas mauvais, agréable et qui ravira les lecteurs avides de belles sensations romanesques - un terme que je répète beaucoup, mais il demeure l'impression générale après coup.
lu en février 2005
Des louves - Fabienne Jacob
Adèle est une jeune femme fascinée par le corps de Simon, son amant. Tous les deux se parlent peu, regardent la télévision puis filent dans la chambre.
Ensuite, Adèle rentre chez elle auprès de son mari et de son enfant.
Adèle a une vingtaine, une trentaine d'années. Elle a un don qui lui permet de voir le corps des gens, de cerner leurs mystères, de fouiller leurs entrailles.
C'est étrange.
Elle se rappelle notamment son enfance auprès de Sylvain, dans une cour de la grand-mère, où elle passait tous les étés, à crever de chaud sous le soleil de plomb, dans un petit village près de la frontière allemande. Son amitié avec Monica a débuté à partir de là, dans un sentiment de fascination et d'intrigue pour cette délurée qui jetait ses trognons en pleine nature, faisant fi des adultes qui rouspétaient.
"Des louves" est un livre troublant, inquiétant, auquel on peine à saisir la portée. Mais on se sent étrangement attiré par l'écriture de Fabienne Jacob, un embrouillamini de syntaxe éclatée, une volonté farouche d'être brute, animale, sans chichis. C'est honnêtement envoûtant, et cela touchera davantage les lecteurs qui avaient déjà été conquis par le 1er livre de Fabienne Jacob ("Les après-midi, ça ne devrait pas exister").
"Des louves" a un goût de terre, de sang et de mystères intérieurs. L'exploration des corps par le don d'Adèle nous laisse entrapercevoir la couleur de la maternité, de l'avortement, de la vieillesse et de la virginité. C'est cru, c'est sec, primitif et instinctif. Particulièrement inclassable, ce livre gage à son auteur un avenir littéraire tout aussi singulier et prodigieux.
Buchet Chastel