Ornela Vorpsi
Ornela Vorpsi, née à Tirana, vit désormais à Paris. Elle a déjà publié Le Pays où l'on ne meurt jamais (Actes Sud, 2004) & Buvez du cacao Van Houten ! (Actes Sud, 2005). En 2007, elle publie simultanément Vert Venin et Tessons roses.
La narratrice est "morte par hasard. Je dis par hasard parce que j'étais encore jeune et je n'étais pas malade". Ce sont les premières phrases qui ouvrent ce livre, particulièrement étonnant, et qui vont nous entraîner vers des confidences d'une petite fille confrontée à des expériences intimes et étranges avec des hommes, plus vieux, tous les mêmes, ou des meilleures amies, qui s'amusent à jouer au docteur, et qui s'extasient sur des tessons roses découverts dans le jardin de sa tante...
Jeux interdits ou jeux dangereux, actes coquins, innocents ou marqués par la mort... Ornela Vorpsi nous raconte là des petites histoires troublantes, entrecoupées de photographies d'auteur (des fragments de visages et de corps, en noir et blanc, pour conduire vers une silhouette fluide et délicate). Ce livre est esthétiquement réussi, même s'il éveille chez le lecteur quelques interrogations. Personnellement j'ai trouvé les textes très bien écrits, qui s'attachent aussi à des détails de l'enfance sur "la couleur bleue" (l'encre de l'école) ou "le drap blanc" (pour enterrer la grand-mère).
Ce petit livre est un bon compromis pour faire la connaissance d'Ornela Vorpsi.
extrait : " A cette époque, j'étais très amoureuse des tessons roses. J'avais trouvé les bouts de verre dans le jardin de ma tante. Quelque chose avait dû se casser, un cendrier peut-être, je n'arrivais pas à identifier cet objet en verre rose. Je rassemblai les fragments. Ils me plaisaient beaucoup. Ils étaient précieux. Bianca se tenait à quelques pas, perdue dans sa vie. Je ne lui racontai pas que j'avais trouvé ces tessons si beaux et mystérieux parce que je les voulais tous pour moi. Qui sait, c'étaient peut-être des diamants. Je cachai les morceaux roses dans mon mouchoir et décidai d'en garder un tout petit dans ma main. Je l'observai en le faisant rouler entre les doigts et l'éclat, pour me rendre heureuse, prit les couleurs de l'arc-en-ciel. "
Textes écrits en italien. 45 pages.
La narratrice n'aime pas les voyages en avion et c'est vraiment en gage d'amitié si elle effectue ce trajet qui la mène à Sarajevo. Elle a été alertée par la soeur de son ami qui demeure reclus, qui ne vit plus, ne sort plus, ne met plus un pied à l'extérieur. Qui lui est-il arrivé ? qu'est-ce qui se trame dans sa tête ?...
Ce voyage est un point d'honneur. La narratrice semble faire un chemin en arrière dans ce pays voisin de son Albanie natale. Un jour, elle est partie en Italie avant de s'établir à Paris où elle vit. Forcément, les Balkans posent sur elle un regard de fascination, la sollicitent, lui trouvent un teint "vert" (Tiens, dit-il soudain en haussant le ton afin de paraître plus convaincant, tu as viré au vert. Attention ! - Au vert ? Quel vert ? - Le vert de la migration, ma pauvre. Le vert de la dénutrition auquel on reconnaît ceux dont les racines sont à l'air. Fais attention, c'est ainsi que commence la maladie dont je te parle. ). Le vert rappelle le capitalisme, la richesse des pays occidentaux, la couleur du dollar... et le capitalisme brouille le teint. On devine le fossé creusé entre les gens restés au pays et ceux qui sont partis, ce sont eux aussi des étrangers désormais.
Mais ce rêve des migrants a un coût et ils ne sont pas rares ceux qui décident de rentrer au pays, comme ce chauffeur de taxi. "Ces Albanais et d'autres encore nourrissent un désir ardent. Ils veulent modifier l'image de leur pays, mais, comme l'histoire l'enseigne, c'est un projet difficile qui requiert parfois beaucoup de temps. " Malgré le constat d'amertume, l'histoire inculque donc un amour de la mère patrie qui est truffé de paradoxes : les mirages de l'eldorado, le goût de l'ailleurs, le coeur des Balkans... La narratrice effectue une odyssée qui n'est pas sans réveiller des sentiments, des observations. Tout l'attache et pourtant elle sait qu'elle n'appartient plus à ce peuple. "Le sang, ce n'est pas de l'eau ! Impossible de jouer l'indifférente, impossible de tourner la tête sans écouter."
Dans ses précédents livres, Ornela Vorpsi nous intéressait davantage à sa jeunesse à Tirana, à ses proches et cette envie commune de traverser les frontières. Dans "Vert Venin" il est finalement question de cet après, de ce que ressentent les migrants, les frustrés, les rejetés et ceux qui y croient encore... Le portrait est sensible et mélancolique, écrit dans une langue poétique, mais avec beaucoup moins d'humour (cf. "Le pays où l'on ne meurt jamais").
Quelques extraits :
Dans cette région, la tragédie est fille de la générosité. Parce qu'elle s'offre en overdose. Quand elle franchit les limites, la générosité se change en un monstre qu'il est difficile d'accueillir.
L'odeur des Balkans réveille le passé qui tourmente. De nostalgie, d'amour, de rancoeur, de désolation, d'impuissance, d'éloignement, de proximité.
"Désormais, je suis une parfaite étrangère. Quand on est à ce point étranger, on regarde les choses d'une autre façon que lorsqu'on est à l'intérieur. Etre condamné à regarder du dehord entraîne parfois une grande mélancolie. Un peu comme si vous alliez à un dîner de famille sans pouvoir y participer : une vitre glaciale d'un verre bien épais, à l'épreuve des balles, à l'épreuve des rencontres, vous sépare. Les membres de votre famille vous observent, vous reconnaissent, vous invitent à entrer et à les rejoindre, vous les voyez vous aussi et répondez par les mêmes gestes, mais le dîner se consomme ici, il se consomme comme ça. Bientôt, ils cessent de vous inviter, ils se lassent, le poulet rôti leur sourit, le poulet rôti tiré du four au bon moment est une véritable consolation. Leurs paroles sont inaudibles. Leur chaleur lointaine. Vous restez spectateur."
Actes Sud - 116 pages
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A propos des 2 précédents livres de l'auteur :
Buvez du cacao Van Houten est un ensemble de 13 nouvelles qui méritent bien son titre car l'amertume coule à flots ! L'humour sauve la mise de cet univers où la tension est latente, les Albanais semblent être un peuple doué pour le fatalisme, l'accablement et les mystères de disparition, les envies d'ailleurs et d'exil... A noter : "Le prix du thé" où la narratrice, convaincue de savourer un produit rare, d'une exceptionnelle qualité et comble du raffinement, a l'estomac noué par l'excitation. Au risque de constater, avec dépit, que son corps n'est finalement pas habitué aux choses merveilleuses !..
Le pays où l'on ne meurt jamais revient sur l'enfance et l'adolescence de la narratrice. Et il lui en arrive à cette petite, dont le regard, innocent et éclairé, met en scène des situations cocasses et risibles, au détriment de ses acteurs. Au total, 15 tableaux dessinent le paysage d'un pays et de ses habitants - les Albanais paraissent un peuple fier, amoureux et souvent contrit, également viril, adorateur de la sensualité et de la beauté. Les souvenirs sont souvent désenchantés, mais quel humour ! A noter que ce titre est paru en format poche, chez Babel.