cimetiere_des_poupees« ... mais qu'est-ce que vous savez des enfants, qu'est-ce que vous savez d'un ventre qui nourrit un foetus, qui le couvre, le cache, le protège, qu'est-ce que vous savez de la douleur de l'enfantement, quand les contractions t'empêchent de respirer mais que tu ne peux crier, sous peine d'attirer l'attention, et que tu es violette, cyanosée, que tes vaisseaux éclatent autour de tes yeux, sur ton front, que tes cheveux tombent, que le corps déchire ton vagin, que le sang se mêle à d'autres liquides plus laiteux, visqueux, mais que cette misère physique se mue en une joie limpide. Même si la joie doit s'arrêter là. Même si la douleur doit suivre. Neuf mois, un an presque, des semaines, des jours, sans que cette présence une seule fois ne se fasse oublier, ton corps responsable pour un autre, que tu ne dois plus malmener, que tu dois aimer pour que l'autre vive, croisse, dans le confort, cette confiance que tu es obligée, momentanément, de t'accorder, parce qu'il n'y a que toi, et lui, dans cette solitude enfermée des cocons à deux, d'où le monde est exclu. Comment voulez-vous après cela qu'il y ait séparation, que l'absence soudaine d'avenir pour l'un ne soit pas la perte de l'autre, qu'on ne meure pas à deux. Que cette mort ne soit pas pire que le suicide.
Infanticide. Votre mot, clinique, juridique, il ne m'est rien, ne décrit aucune réalité que j'ai vécue, ne concerne que vous, et mon deuil est infini quand le vôtre ne peut pas même commencer.
En moi il vivra toujours, pour vous il ne vivra jamais, et c'est mon privilège, mon unique privilège, que vous ne m'enlèverez pas. »


J'ai choisi cet extrait car il parvient à tracer les contours de la narratrice, accusée d'un crime, enfermée dans le bâtiment des femmes, et qui a commencé l'écriture d'un journal qu'elle adresse dans le vide, utilisant le "tu" pour citer son époux (qui aura peu de chances de lire cette confession).
Cet extrait dessine donc une femme sensée, accablée mais qui assume son acte. Il laisse apercevoir aussi la rage contenue, l'amertume et la volonté. Je pourrais encore citer d'autres passages tout aussi évocateurs, mais celui-ci ancre une vérité crue. Et bien entendu, sa lecture procure des frissons.
Sentiments de malaise, d'incertitude, de miséricorde, de pitié ou d'horreur. L'histoire, qui rappelle un fait d'actualités, est douloureuse. Elle n'explique pas ce qu'il s'est passé, ni comment. Le livre s'intéresse plutôt à dessiner la misère sentimentale du couple, à cerner la perpétuelle fustigation de la femme, mal dans sa peau, manquant d'amour dès l'enfance, bref déjà handicapée et assoiffée de reconnaissance.
Il y a donc des passages déplaisants, très secs et désarmants. La lucidité de la narratrice résonne comme une voix qu'on ne voudrait pas entendre, une parole dérangeante mais qui supplie qu'on l'écoute.
Ce livre ne cherche pas à comprendre, ni à donner d'explications. Il ne cherche pas à excuser, ni à pardonner. Il peut choquer, susciter un tolé de protestations. Justifié, ou pas ?
Le mieux est de faire sa propre opinion en le lisant. Non, ce n'est pas un intérêt malsain. Autant être au courant, "Le cimetière des poupées" ne livre aucun détail glauque ou étouffant. Par contre, le récit n'est pas exempt de chapitres plutôt répugnants, avec des paroles discutables.
Au coeur de son livre, Mazarine Pingeot n'en fait pas trop, avec simplement 155 pages, c'est tout à fait honorable. Toutefois, dans le même registre, j'ai préféré "Entre mes mains" d'Anne-Constance Vigier.

Julliard - 155 pages - Août 2007.

** Rentrée Littéraire 2007 **