Charlotte & Anne Brontë
Dans leur presbytère à Haworth, les enfants Brontë avaient pris goût à l'écriture de petites sagas d'un genre exaltant. Charlotte et Branwell, par exemple, avaient inventé un royaume imaginaire, Angria, d'où l'épisode L'Hôtel Stancliffe a été rédigé vers l'époque 1837-1839.
Il est important de lire la préface pour comprendre le contexte. Angria est en fait un comté divisé en sept provinces, qui a connu un début de soulèvement depuis la tentative d'insurrection d'un ex-allié de Zamorna, actuel roi de Glass Town. Au moment de L'Hôtel Stancliffe, Zamorna a repris le pouvoir, tandis que Northangerland, son gendre et ancien Premier Ministre, vit en exil, il est vieux et malade, ne sort plus de sa propriété campagnarde. L'histoire est racontée par Charles Townshend, jeune dandy cynique et flegmatique.
L'Hôtel Stancliffe est en fait une suite de tableautins, un genre très courant dans les années 1830, et qui donne une impression de successions d'esquisses qu'on lit sur le pouce, sans réelle passion. Je ne témoignerai pas d'un vif intérêt pour ce petit texte inédit, qui aura toutefois le bon goût d'agrémenter ma collection sur les soeurs Brontë. Sans cela, amère déception.
Editions du Rocher - 160 pages. Traduit de l'anglais par Philippe Mikriammos. 16,90 €
J'ai aimé ce passage :
« ... je remarquai les mouvements d'une belle femme qui semblait atendre quelqu'un à la porte du magnifique magasin d'un marchand de tissus, juste en face. Écartant le store vert, je tentai d'attirer son regard en sortant une tabatière en or sous prétexte de prendre une pincée et en exhibant du même geste deux ou trois bagues voyantes dont s'ornait mon aristocratique main. Son oeil fut attiré par le scintillement. Elle me regarda entre une profusion de boucles, brillantes et soyeuses, quoique de l'authentique teinte angrienne. Puis son regard, me quittant, revint à sa robe de soie verte et à ses jolis pieds chaussés de sandales. J'eus l'impression qu'elle avait souri. Qu'elle l'eût fait ou non, je ne manquai pas de lui retourner le compliment par un sourire des plus séduisants. Elle rougit. Encouragé par ce signe de connivence, je lui envoyai un baiser de la main. Avec un petit rire nerveux, elle battit en retraite dans le magasin. Pendant que je m'efforçais vainement de suivre sa silhouette, dont n'était plus visible que le vague contour à l'intérieur de la boutique assombrie par des rubans de soie qui voletaient et des échantillons d'indienne accrochés à la porte, on me toucha le bras. Je me retournai. »
Pour compenser cette frustration, je vous suggère de passer à autre chose. Dans la famille Brontë, je demande la petite soeur Anne et vous encourage la lecture de ce classique méconnu...
Agnes Grey est la cadette d'un couple de pasteur dont les revenus financiers ont été réduits drastiquement, suite à une sombre affaire de déshéritage (à cause d'un mariage entre classes différentes). Le presbytère où la famille demeure est situé au coeur des landes anglaises, dans une petite ville qu'Agnes devra bientôt quitter. En effet, elle décide de devenir gouvernante et part chez une famille, les Bloomfield, qui mettra à rude épreuve sa confiance, sa foi et sa croyance en des préceptes élémentaires (je vous laisse le bonheur de les découvrir !).
L'expérience qui suivra sera un tantinet différente, lui faisant côtoyer un univers plus raffiné, certes, mais hélas pourri en gâteries, effronteries et mesquineries de la part des enfants dont elle a la charge. Fort heureusement, notre Agnes fera vite l'apprentissage des rouages de la vie, auprès de la jeune Rosalie Murray, une jeune et ravissante intrigante, qui cherche à se parfaire dans le mariage (pas de commentaire, c'est l'époque !).
L'existence très ordinaire d'Agnes Grey se veut sans charme et sans attraits, jusqu'à l'apparition du suffragant du pasteur, Mr Weston. C'est sans compter sur la sainte espiéglerie d'Anne Brontë, qui décide savamment que la route pavée vers l'amour est diantrement cahotique !..
Agnes Grey rassemble donc tous les ingrédients délicieusement désuets de ces romans romantiques anglais, qui ont fait la gloire de Jane Austen et des soeurs Brontë. Anne, la moins connue des trois, signe un très pertinent roman avec Agnes Grey empreint d'une ironie mutine, d'une fraîcheur sans égale et d'un ton décalé qui fait plaisir à lire à l'heure actuelle. Plus jamais on ne lit ces accès de pudibonderie, de réserve, de tourmentes intérieuses en proie aux feux de la passion ! Il fut un temps où les jeunes filles rosissaient de confusion, faisaient commerce avec des galants hommes, étaient "rongées par l'affliction, harcelées par l'inquiétude, ou durablement oppressées par des sentiments puissants" et se refugiaient dans la poésie. Un temps où la littérature portait une lettre majuscule, où l'on encensait les sentiments purs, la nature et les vicissitudes de la condition féminine - qu'on soit pauvre ou riche, belle ou laide. Un très, très bon roman, tout en raffinement !
Gallimard, coll. L'Imaginaire. 298 pages. 8,00 €