Nord et Sud - Elizabeth Gaskell
Après la série de la BBC, le livre...
Bien que j'avais déjà vu la série, très bien adaptée de la BBC, j'ai plongé de tout coeur dans le roman d'Elizabeth Gaskell, reprenant plaisir à découvrir les scènes cruciales, y relevant les nuances, les charmes et savourant les détails qui approfondissent les images. De plus, jamais je n'ai pu me décoller de l'esprit la figure de Richard Armitage, l'interprète de John Thornton. C'est l'acteur idéal pour incarner cet être intransigeant, redoutable en affaires, et qui pourtant devient le héros romantique par excellence depuis sa rencontre avec la jeune Margaret Hale.
Dans le livre, la demoiselle a vécu neuf années à Londres auprès de sa tante et de sa cousine Edith, qui vient de se marier au Capitaine Lennox. Margaret a repoussé les avances du beau-frère, Henry, malgré l'entente cordiale qui les unissait. La jeune fille est rentrée à Helstone, chez ses parents, où elle n'y passera que quelques mois lorsque son père fait l'annonce mortifiante de tout abandonner pour débuter une nouvelle vie dans le nord de l'Angleterre, à Milton, une cité industrielle. La famille subit un revers pénible, les contraignant à revoir leur train de vie, emménageant dans un quartier reculé et dans une maison humble. Et pourtant, Margaret affiche une superbe hautaine et dédaigneuse, un port de reine qui laisse supposer d'elle un dégoût profond pour la localité où elle réside désormais. De même, ses discours sur le commerce, les manufacturiers et l'économie font désordre et piquent John Thornton, lui-même parvenu à son niveau par la sueur de son front. L'homme est partagé entre son agacement et son attirance pour la jeune femme. Il est persuadé de ne pas être à sa hauteur, et Margaret semble disposée à lui faire ressentir son infériorité.
C'est de la pure inconscience, parce qu'il ne faudrait pas méjuger miss Hale en la traitant de bêcheuse. Certes, les premiers chapitres du roman ne lui donnent pas le beau rôle. Son maintien altier s'associe à une maladresse et une naïveté consternantes. Cela s'explique tout bonnement car elle est fille de pasteur, originaire d'une région totalement ancrée sur le savoir-vivre et l'éducation, et elle découvre à Milton des ambitions différentes. Elle est choquée, assez nigaude dans ses rapports avec la famille Higgins, ou se lance au cou de Thornton quand éclate l'émeute des grévistes, bref c'est une oie blanche qui a pour excuse d'agir selon une certaine dignité, assumant trop brutalement une charge héritée par l'inertie de ses deux parents. Depuis leur arrivée dans le Darkshire, Mrs Hale se plaint, elle est souffreteuse. Mr Hale a vite abdiqué devant l'amoncellement des tâches ordinaires, et se réfugie dans l'étude, les livres et ses leçons privées. A ceci, vient s'ajouter leur secret de famille, bien tu, bien protégé : Frederick, fils aîné et chéri, est en exil forcé en Espagne, menacé de Cour Martiale pour une sombre affaire de mutinerie, à laquelle la jeune Margaret n'a jamais eu voix au chapitre.
La trame se tisse par monts et par vaux, car Mrs Gaskell a résolu de moudre le romanesque à la conscience sociale. J'ai déjà répèté combien ce roman était l'histoire d'une confrontation entre le Sud, paisible, rural et conservateur, et le Nord, industriel, énergique et âpre, en plus d'être cette histoire sentimentale entre Margaret Hale et John Thornton, tout deux engoncés dans leurs préjugés et leur orgueil, représentant implicitant les deux partis. Ce grand Classique de la littérature anglaise, qui redonne toutes ses lettres de noblesse à l'injustement oubliée Mrs Gaskell, est un chef d'oeuvre de maîtrise et de perception. On y trouve, aussi, une analyse psychologique subtile et beaucoup d'humour (notamment dans la scène finale). La description de la condition ouvrière, avec ses misères et ses passions, est aussi compatissante que bien documentée. L'auteur évoque notamment le rôle que les syndicats commencent à jouer et surprend par l'acuité avec laquelle sont perçus les rapports de pouvoir (ce qui stupéfie encore le lecteur moderne, tant la critique semble toujours d'actualité !).
Bien entendu, la relation orageuse entre les deux protagonistes rappelle merveilleusement le roman de Jane Austen, Pride & Prejudice, allant jusqu'à retrouver la même scène où Thornton se déclare tandis que Margaret l'éconduit ! Mais les deux écrivains ont résolument un ton et une touche à part, des objectifs propres - Jane Austen cultivait l'esprit, essentiel chez ses personnages qui évoluaient dans des sociétés qui paraissaient protégées, ou très éloignées de la misère alors que Mrs Gaskell la décryptait et l'introduisait dans ses trames romanesques. En bref, ce sont bien là deux auteurs incontournables, qui caractérisent à leur façon la puissance et la richesse de la littérature du 18ème anglais !
traduit de l'anglais, préfacé et annoté par Françoise du Sorbier.
500 pages. Fayard, 2005 pour la traduction française / 25€