Une femme sans qualités - Virginie Mouzat
Sous forme d'une lettre qu'elle adresse à l'homme qui la convoite, la narratrice se met à nu. C'est une très belle femme, qui attire le regard. Toutefois, son corps à l'intérieur est vide, creux, en béton. A dix-sept ans, elle apprend qu'elle est stérile. Cette nouvelle ne fait que conforter une prescience confuse, celle de pouvoir rompre avec « la race des femmes, avec les enceintes et les autres, et à travers elles avec la maternité, avec cet immense esseulement de l'enfance, avec les larmes et la défaite ». Un médecin lui prescrit des médicaments, pour tricher, pour donner une apparence féminine. Faire comme si. Car au fond d'elle, elle sait que rien n'est juste. Qu'elle ment. Elle est différente des autres femmes, elle se pose en retrait. Elle se retranche dans sa bulle de détresse.
A l'homme qu'elle vient de rencontrer en Chine, elle choisit donc d'écrire cette longue lettre où elle parle d'elle en expliquant son incapacité d'aimer, d'éprouver du désir, de jouir. Elle est impuissante.
En près de 200 pages, elle nous livre une facette inattendue, celle d'une femme en colère ou d'une femme amoureuse. Elle tient à distance, mais elle attend aussi cet homme mystérieux, qui s'éloigne d'elle et qui la rappelle toujours. C'est une histoire qui se construit, qui n'est pas évidente. C'est comparable à cette maison que la jeune femme a su dénicher sur Ibiza, c'est une fermette farouche, pas très belle, en marge du marché, mais que la propriétaire refuse de céder. Il faut alors du temps pour l'approcher, l'amadouer, la sentir.
En fait, j'ai beaucoup aimé ce premier roman. Je l'ai trouvé captivant, dérangeant aussi, mais pas choquant. Chaque propos glissé par cette narratrice, parfois de façon crue et brutale, ne ressemble qu'à un cri de douleur, d'agacement et de ras-le-bol. C'est violent, tantôt lyrique, tendre, doux et amer. Envoûtant, sûrement.
Pour preuve de mon enthousiasme, je glisse une pelletée de bouts du roman... cela vous parlera mieux !
« Je suis infiniment seule, ça ne se voit pas. Enfin, je préfère croire que ça ne se voit pas. Et je suis plutôt douée pour ça. J'ai commencé très tôt à être seule, bien avant de découvrir que le monde se partageait en deux. J'avais découvert qu'il fallait un passeport pour être admise par le monde. Certaines préfèrent qu'on dise d'elles, c'est une salope, d'autres, elle est gentille. Pour la première catégorie, il faut des nerfs d'acier. Je ne les ai pas. Quoique. J'ai donc opté pour la gentillesse, un trait de caractère poreux, une qualité passe-muraille qui permet de distribuer des coups sans que ça se voie et qui ménage mon état nerveux. Le risque ? S'entendre dire qu'on est ennuyeuse. Mais si je n'étais pas ennuyeuse. Je ne le suis pas et ne veux pas l'être, je m'en vais avant. Je ne donne pas de mes nouvelles. Je n'appelle pas pour en demander. Je peux faire semblant de rire et de parler, de m'intésser, mais en vérité rien ne m'intéresse. »
« Lorsqu'on tombe amoureux de moi, on tombe sur du vide. On ne le sait pas tout de suite, et toi moins que les autres. »
« Des phrases venues de très loin, de l'enfance, de ce temps où s'édifient les mythes que la vie rend amers, m'assaillaient de toute part. Surgissait un rêve de reconnaissance mutuelle que je savais être un leurre violent. Je m'imaginais des serments intenables, j'imaginais les mots que tu ne disais pas parce que tu étais prudent, parce que tu étais dans la vie, la vraie, et que tu savais que les mots engagent ceux qui les croient. Tu ne voulais pas me faire croire. Tu ne voulais pas cette responsabilité. Et je t'en ai voulu de ne pas me plonger tout de suite dans le vertige des promesses. »
« Les hommes plaquent sur moi la panoplie de la femme fatale. Je laisse faire. J'énerve. C'est comme ça et peut-être davantage lorsqu'on s'aperçoit que je suis encore plus perdue que narcissique. J'énerve aussi parce que je fais de mon silence une réserve de mystère que peu de gens comprennent. Je suis affligée d'une immense incapacité à me mêler, et la paresse sociale préfère trouver là la manifestation de mon arrogance. »
« Rien n'est naturel dans mon monde et j'en revendique l'immense liberté. Pour moi, la fille à part, le mot filiation est banni et il n'y a rien à redire à ce phénomène. En moi, ça ne ressemble à rien. C'est un contrat, une enveloppe physique fabriquée à coups de chimie, qui s'est avérée très efficace, puisque, m'affirme-t-on, je suis incroyablement féminine. Rien qui se voie. Un peu de drame greffé sous la peau, c'est tout. Et tenter de vivre, prétendre vivre et s'étourdir de parades pour que les autres n'y voient que du feu. C'est donc, pour le restant de ma vie l'attitude : rendre invisible ce qui me constitue. »
« Même morte aux désirs, je continue de proposer mes leurres. Sans m'en rendre compte, j'ai posé ainsi les bornes de mon enfer, puisque résister seule à ce que tout le monde veut pour moi, c'est résister au monde entier. Ce monde entier dit en me voyant, elle est sexy. Je ne sais pas bien ce que ça signifie. Mais les hommes et les femmes autour de moi me réduisent à des seins, du cul, du sexe, du plaisir. On raconte qu'on se casse le nez sur moi, que ma douceur est en béton. »
Albin Michel, 2009 - 178 pages - 14,50€
Marre du rose ! ^__^
Et pourquoi dans la vie faudrait-il forcément faire ou ne pas faire ceci sous prétexte que c'est un truc de filles ou un truc de garçons ? Et qu'est-ce qui détermine les codes ou les règles à suivre ? Et pourquoi le rose est pour les filles, le bleu pour les garçons ? N'aurait-on pas le droit de tout bouleverser, de faire ce qu'il nous plaît ?
A bas les diktats, qui sont d'ailleurs écrits par qui ? On ne le sait plus, à force de nous les rabâcher, on oublie qui a commencé, et pourquoi, et comment... Voilà pourquoi l'héroïne de Nathalie Hense a choisi de crier :
Marre du rose !
Marre du rose, c'est l'histoire d'une petite fille qui est un peu garçon manqué. Elle aime le noir, grimper dans les arbres, elle n'a pas peur des araignées, elle aime les dinosaures et les grues. Par contre, elle n'aime pas les tralalas de princesses, les rubans et les poupées. Et elle n'aime pas le rose.
Cela brise les idées reçues, aborde certains tabous (les garçons qui jouent aux poupées, par exemple). Et d'ailleurs, l'expression « garçon manqué » est injustement réductrice. Pourquoi « manqué » ? C'est un peu comme « raté ». La petite fille proteste, « moi, je trouve que je suis une fille réussie, même si je n'aime pas le rose. Ça m'est égal... On n'est pas obligé. ».
Tout simplement.
*** Un album qui remet les pendules à l'heure, qui raconte qu'être fille ou garçon ne veut pas dire forcément que c'est « comme ça ». On a le droit de faire comme il nous plaît ! D'ailleurs, cela signifie quoi, « comme ça » ? Des modes et des recettes, s'il vous plaît. ***
Très belles illustrations d'Ilya Green, que nous avions déja remarquées dans les aventures de Strongboy (le tee-shirt de pouvoir).
Marre du rose, texte de Nathalie Hense - illustrations de Ilya Green
Albin Michel jeunesse, 2009 / 10,90€
**********
Après cette lecture, j'ai aussitôt pensé à un autre texte écrit par Susie Morgenstern, en collaboration avec Jacqueline Duhême (par ses gravures en noir et blanc). Son titre : Comme il faut.
Pour satisfaire le souhait de sa petite-fille de trois ans, une grand-mère s'est investie d'une mission qui se révèlera casse-tête : trouver « une poupée comme il faut. Une poupée garçon grand et costaud ». Parce que ce n'est pas si facile, les magasins de jouets rengorgent de poupons à la pelle, mais ils n'ont pas l'objet du désir, soit « un vrai garçon », qui cache son petit trésor sous la couche.
Il ne faut pas prendre les enfants pour des idiots ! Dès leur plus jeune âge, ils ont très bien compris les mystères de leur corps, ce qui les distingue du sexe opposé. Que dire de l'hypocrisie de notre société qui tente de camoufler, et de proposer des objets asexués ? L'histoire montre aussi une certaine critique de la consommation à outrance, notre société croit qu'elle peut répondre à tous les désirs, alors qu'elle ne propose qu'une représentation standardisée et édulcorée de la réalité. Une réalité « comme il faut ».
Ces deux histoires prouvent qu'il faut que ça change !
Comme il faut, texte de Susie Morgenstern / illustrations de Jacqueline Duhême
Le rouergue, coll. Varia / 13€