Noir grand : extrait
J'ai appris la langue d'ici, avec l'accent et les expressions comme tout le monde. J'ai même appris des mots de patois pour discuter avec les vieux quand on pêche. J'ai même appris à pêcher. A danser et à chanter comme ici, la main sur le coeur, les yeux levés vers le ciel. J'ai appris à détester ceux du village à côté, parce qu'ils ne sont pas d'ici. Et ici, c'est toujours mieux qu'à côté.
Mais un Noir qui parle avec l'accent, c'est bizarre.
Un Noir qui pêche avec les vieux, c'est louche.
Et puis de toute façon, un Noir, ça va pas dans le paysage.
Alors tout le monde a commencé à m'ignorer, à m'éviter, à fermer les portes quand je passais.
Parce qu'un Noir qui passe, c'est un malheur qui tombe. C'est un voleur qui rôle, une maladie qui traîne.
Et si les pommes du pommier disparaissaient, c'était forcément dans ma poche.
Petit à petit, je suis devenu trop noir, trop grand, trop vite.
Tout le monde m'appelait Chocolat. Et je les appelais Vanille. Alors ils m'appelaient Tête de Nègre et je les appelais Faces de Fromages. Alors ils m'appelaient Tais-Toi et je les appelais Pourquoi. Je rigolais, pour moi c'était comme un jeu entre nous.
Mais en grandissant, ils ont appris à dire d'autres mots, plus gros, plus gras, plus forts. Ils ont appris à se battre aussi, et à tailler des flèches.
Tout à coup, le jeu faisait mal.
Et j'étais toujours aussi seul, avec mon père et ma mère qui croient que le monde est beau et les enfants gentils. Je me suis enfermé dans ma peau, dans le noir. J'ai fermé les volets, tiré les rideaux, éteint la lumière. Je voulais voir personne.
Mes parents savaient pas comment faire avec moi. Ma mère essayait de me parler, mais je courais dans ma chambre. Mon père voulait me lire l'histoire d'un petit Noir dans une famille blanche, mais je me bouchais les oreilles.
A l'école aussi j'écoutais rien. Je voulais pas savoir l'histoire du pays d'ici, ni la grammaire, ni les noms des villes ou des fleuves. Je voulais qu'on me laisse tranquille, qu'on m'oublie. Je me collais au mur du fond et j'essayais de disparaître dedans.
Mais dans l'école minuscule de mon village tout petit, un Noir, ça se voit tout de suite.
Il aurait fallu prendre la couleur des poules, ou la forme d'une vache. Il aurait fallu rester immobile comme un arbre.
Alors je suis plus allé à l'école, je partais dans les champs, dans les forêts. Je posais mon cartable et je me promenai toute la journée au milieu des oiseaux et des fleurs.
J'étais bien, là. J'avais la paix. Les oiseaux, il y en a des noirs.
Un court récit qui décrit la contradiction des sentiments d'un garçon adopté. Un texte porté par les illustrations de Daniela Tieni qui soulignent la langue singulière et poétique de Sébastien Joanniez. Un ouvrage remarquable.
Noir grand, par Sébastien Joanniez & illustrations de Daniela Tieni
Rouergue, coll. dacodac, 2012
Moi, les adultes j'aime pas trop. Ils m'impressionnent pas du tout.
Je vous présente Bruno, le Zorro du zéro, comme il se décrit. Fier d'être un cancre, il n'en fiche pas une en classe, il s'en moque, de toute façon il est porté par la nonchalance collective (il est élève dans un établissement situé en plein quartier pourri, selon lui). Tout bascule avec l'arrivée de Madeline, la nouvelle élève.
Non seulement elle a un look atypique, mais en plus c'est une pure intello. Installée à côté de Bruno, elle semble totalement déconnectée de la réalité qui l'entoure. Bruno, lui, a une poussée de fièvre. Cette fille l'intrigue, pas dans le sens romantique du terme, mais d'une manière obsédante et profitable (car notre cancre va soudainement bosser comme un malade et voir sa moyenne atteindre des sommets inégalés, youhou !!!).
Mais Madeline a un secret, plus profond qu'on ne le pense, Bruno va le découvrir et en être secoué. Cela aura du bon pour lui, puisqu'il va en prendre de la graine, envisager un autre avenir pour lui, sortir de la glandouille et adopter une attitude plus positive. Cela aura une répercussion tout aussi bénéfique pour la jeune fille, qui pensait n'avoir pas sa place dans ce monde.
Ce sujet, somme toute classique, de l'acceptation de sa différence est traité avec beaucoup d'humour, le ton d'Hervé Mestron n'est pas sans rappeler celui d'Anne Percin (Comment (bien) rater ses vacances) ou Jo Witek (Récit intégral (ou presque) d'une coupe de cheveux ratée), ceci m'amenant à conseiller ce petit roman aux lecteurs qui ont apprécié les ouvrages cités précédemment.
Enterrement d'une vie de cancre, par Hervé Mestron
Syros, coll. Tempo+, 2012
... surtout n'y entrez pas !
Orphelins, Samuel et sa soeur Martha sont envoyés chez leur tante Edna en Norvège et ont un peu de mal à se familiariser avec les lieux. De plus, leur tante leur paraît excessive et abusive avec son règlement en dix points, de sorte que Samuel a bien envie de braver l'interdiction de se rendre dans la forêt qui jouxte le chalet...
Alors, sa tante lui confie un terrible secret, qui est lié avec la disparition de l'oncle Henrik, dix ans plus tôt. Mais malgré toutes les précautions prises, la tragédie arrive lorsque Martha se perd dans la forêt. Samuel décide de la sauver et part à sa suite, accompagné du chien de sa tante, le fidèle Ibsen.
J'ai failli penser à Fablehaven dans les premiers chapitres, mais j'ai vite oublié la saga de Brandon Mull pour me plonger dans cet univers particulier, un peu effrayant mais surtout enchanteur de La forêt interdite. J'ai immédiatement été séduite par la richesse de l'histoire, bâtie sur un imaginaire fécond et exaltant.
Dans le fond, la trame romanesque est assez convenue mais elle demeure efficace. Sitôt que les personnages pénètrent dans la forêt interdite, notre curiosité est piquée à vif : on découvre alors tout son mystère, avec des créatures aussi fabuleuses et étranges que les huldres, les trolls, les pixies, le slemp ou le gubbin.
Ce conte fantastique possède plus d'un tour dans son sac pour embarquer les jeunes lecteurs dans un univers peuplé d'aventures et de magie, basé en Norvège pour la touche d'évasion, enfin bref c'est une sympathique découverte !
La forêt interdite, par Matt Haig
Bayard jeunesse, coll. Estampille, 2010 - traduit de l'anglais par Sylvie Cohen
illustration : Benjamin Bachelier