Un bruit étrange et beau, par Zep
Après avoir opéré un virage artistique avec Une histoire d'hommes et aussi son Carnet intime, Zep ne cesse de nous surprendre par l'étendue de son talent et sa sensibilité à fleur de peau, capable de convoquer des émotions vraies et sincères.
William a renoncé au monde, à la vie, à l'amour, aux femmes, à la richesse il y a vingt-cinq ans, en devenant simple chartreux dans le cloître de la Valsainte. Un jour, il reçoit une convocation chez un notaire parisien pour la lecture du testament de sa tante, avec laquelle il s'était fâché suite à sa décision de rejoindre l'ordre religieux. Ce retour à la civilisation est un électrochoc de mots, de sons, d'émotions pour cet homme qui pensait être sevré de tant d'artifices. Dans le train qui le conduit à Paris, il rencontre une jolie jeune femme, Méry, qui lui confie son histoire dramatique : une maladie grave et incurable, plus que quelques mois à vivre... Et les questions pleuvent sur la foi et la croyance, les doutes, l'engagement, les regrets. Comment expliquer à une nana qui croque la vie à pleines dents le choix de se retirer de cette agitation ? En quelques jours, le séjour de William (alias Don Marcus) va le conduire sur le chemin des souvenirs et le mener à ressasser des idées ou des sensations soudaines, parfois déstabilisantes. William retrouve ainsi les enfants de sa tante, Gabriel et Tolède, tous deux profondément marqués par les aléas de la vie. Ils ne sont clairement pas heureux et ils se contentent d'aligner leurs pas au fil du temps sans se donner la peine d'y trouver un sens. Ce sont des personnages éteints et usés par cette vie qui ne fait pas de cadeau. Hériter de biens et d'une fortune, certes... Mais sans la récompense d'un mot doux, d'une caresse, d'une vraie preuve d'amour.
Zep tire profit de la situation pour exposer la valeur qu'on accorde à la vie en croisant des portraits et des destinées tous plus dissemblables, mais qui parviennent tous à nous toucher. William se confronte à sa vie d'avant et à sa vocation. Son choix du recueillement et du silence est-il le bon ? Qui sommes-nous pour juger ou inciter la balance à peser plus lourd d'un côté que d'un autre ? Cette histoire est infiniment profonde et touchante, elle fait écho à la noblesse de l'âme et du cœur dans le parcours d'un homme saint et en même temps faillible. Ce récit d'une grande pudeur exprime aussi sa force dans un graphisme épuré, aux teintes du passé, alternant entre le sépia ou le noir et blanc, mais où l'évocation est réellement poignante. Une lecture saisissante pour une bd émouvante.
Rue de Sèvres / Octobre 2016
Au fil de l'eau, de Juan Diaz Canales
Scénariste de Blacksad et du nouveau Corto Maltese, Juan Diaz Canales dévoile cette fois son talent graphique dans une bande dessinée d'une intensité dramatique ô combien bouleversante.
Sur le trottoir juste en face du commissariat de police, ce sont bien des petits vieux qui arnaquent le monde en vendant à la sauvette des produits chipés ci ou là. Oui, une bande de fringants vieillards qui ne craignent rien ni personne ! Même quand la police fait mine de les interpeller, nos papis usent de leur carte vermeille pour obtenir la clémence des agents, non sans récolter un sermon d'usage. Niceto s'en soucie comme d'une guigne et file rejoindre ses potes autour de leur tablée de poker où ils jouent leur argent en avalant un cognac-anisette. Et pourtant, le vent tourne sur nos petits vieux. L'un d'eux a déjà déserté les rangs, sauf que son corps vient d'être retrouvé la nuque fracassée. Premier meurtre, pas le dernier. Car toute la bande est dans la ligne de mire. Les copains tombent les uns après les autres. Niceto panique et quitte sans prévenir le foyer de son petit-fils. Mort d'inquiétude, celui-ci avertit son père de la tournure des événements et tous deux vont fouiller les rues de Madrid pour sauver leur aïeul.
Oubliez Les vieux fourneaux, cette histoire intégralement réalisée par Juan Diaz Canales (scénario et dessins) nous fait basculer dans un univers sombre et brouillon, rien qu'en noir et blanc, et où l'on perçoit avec un réalisme cuisant le désœuvrement des laissés-pour-compte, la démence sénile et le constat d'impuissance au crépuscule de sa vie. Et au milieu de tout ça, quand même, tous les codes du polar sont empreintés, ambiance glauque et poussée de tension, suspense et descente en enfer, bref on ne se marre pas à chaque coin de page mais on reste les doigts scotchés pour connaître le dénouement. C'est bon, très bon. La lecture est foncièrement passionnante, mais aurait peut-être gagné en intensité et pertinence avec quelques planches supplémentaires pour exploiter davantage les nombreux sujets esquissés, mais ceci n'est qu'un avis subjectif.^-^ Car cette bd évoque avec brio les zones d'ombre de la mécanique humaine avec ses failles et ses sursauts, en nous comprimant bien le cœur au passage. On soupçonne tout et n'importe quoi, avant d'admettre la triste réalité. Un vrai coup de bluff !
Rue de Sèvres / Septembre 2016 - Traduction de Sophie Hofnung