Esprit d'hiver, de Laura Kasischke
Le matin de Noël, Holly se réveille en retard, voit son époux partir en catastrophe chercher ses parents à l'aéroport, leur fille Tatiana est d'humeur grincheuse. D'abord, elle ne quitte pas sa chambre, ne répond pas quand on l'appelle, refuse de manger, se moque de sa mère, ne cesse de changer de toilettes, s'emporte pour des broutilles... Holly est inquiète.
Dehors, le blizzard s'est levé, les routes sont impraticables, les invités pour le déjeuner se décommandent les uns après les autres, Holly est tour à tour déprimée, en colère, impuissante, nostalgique, soucieuse et énervée. Elle n'en peut plus du mutisme de sa fille, de ses sautes d'humeur, rumine son désespoir et répète constamment « Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux »...
De là, ses souvenirs s'évadent jusqu'au jour où le couple est allé en Sibérie pour adopter la petite Tatiana. Holly a aussitôt eu la sensation d'accueillir la huitième merveille du monde et de la sauver d'un univers sordide et sans avenir. Aujourd'hui, face à son adolescente de 15 ans, devenue une étrangère, elle se sent rejetée et déboussolée.
Ce qui ressort de ce roman, construit à la manière d'un roman noir, c'est son ambiance mystérieuse et inquiétante à laquelle j'ai d'abord été très sensible, avant de finir par me lasser. En effet, plus on avance dans l'histoire, dont on a envie de cerner le fin mot, et plus on ressent le poids écrasant du climat lourd et malsain.
L'ensemble m'est alors apparu long, divaguant, confus, parsemé de nombreuses pistes qui ne mènent à nulle part. Car au final, il n'y en a que pour le personnage de Holly, poétesse en manque de reconnaissance, mère dévouée se sentant dépassée, femme privée de sa féminité et de son droit à la maternité, du fait d'une mutation génétique héréditaire... On la sent vite désabusée, perdue, sur la corde raide.
Et à force d'avoir lu les autres avis des lecteurs qui annonçaient une fin de roman particulièrement glaçante, je n'ai plus du tout été surprise par la fameuse révélation !! Pour moi, cette lecture n'aura pas su répondre à mon attente, tant dans son dénouement, que par la relation conflictuelle entre la mère et la fille (toutes deux très agaçantes). J'ai probablement surestimé le potentiel (certain) du livre, de même que l'interprétation d'Irène Jacob - pour l'Audiolib - m'a semblé parfois surfaite. Une rencontre en demi-teinte, dommage.
Audiolib, avril 2014 ♦ texte intégral lu par Irène Jacob (durée : 7h 57) ♦ traduit par Aurélie Tronchet pour Christian Bourgois éditeur
"Come on, girl. Don't cry."
C'est au son de la voix grave de la très belle Anna Mouglalis, un choix qui a été approuvé par Toni Morrison elle-même, que j'ai donc choisi de me laisser bercer, pour mieux découvrir l'univers de l'auteur qui m'était peu familier. A peine les premières notes ont retenti, l'histoire a jailli de nulle part et j'ai tout de suite été transportée dans un ailleurs fait de poussière, de rage, de désespoir, dans un paysage lavé de couleurs. Un monde terne et âpre.
C'est donc l'histoire de Franck, vétéran de la guerre de Corée, qui s'échappe de son asile dès lors qu'il apprend que sa jeune sœur Ycidra est gravement malade. On sait très peu de choses sur lui, pour commencer. On devine son désarroi, son désespoir et sa détermination à quitter Seattle pour arriver en Géorgie. Son but : la petite ville de Lotus, où il a grandi sans une étincelle de bonheur. Son univers tournait autour de sa sœur et de ses meilleurs potes. Puis il est parti à la guerre, lui le soldat noir, fier de servir le drapeau américain.
Après quoi, le retour a sonné le début de sa descente aux enfers, trop de cauchemars, d'images immondes, de sacrifices, de meurtres et de massacres viennent le hanter. Il tente d'oublier dans l'alcool, ou dans l'amour, mais c'est un homme brisé. C'est finalement au cours de son voyage, pour sauver sa sœur, qu'il comprendra tout ce qu'il a tenté de camoufler, ce qui a bien failli l'étouffer.
De son côté, Ycidra aussi a connu sa douleur, ses rêves brisées et ses illusions perdues. Car c'est un peu le tour de piste que nous offre ce court roman, un panel de vies démantibulées, d'existences fracassées. Des corps usés. Des esprits hantés. C'est dur, oui. Par contre, ce n'est pas le champ de mines dont on pourrait en sortir avec la tête à l'envers. En fait, on se surprend à avaler tout ce qu'on nous raconte comme sous l'effet d'hypnose. La langue est belle, pure et sophistiquée. Pas un pas de travers. L'image toujours impeccable. L'auteur tranche dans le vif, crac, et ça ne fait même pas mal.
La forme courte réussit très bien à ce récit, pour son état d'urgence et de sauve-qui-peut. Seule la dernière ligne droite m'aura laissé un goût amer, chiffonnant presque la très belle appréciation que j'avais de cette rencontre, et c'est bien parce que j'ai aimé les 3/4 du livre que je lui octroierai donc mon plein assentiment ! A digérer, à méditer, à ruminer.
Home, par Toni Morrison
Christian Bourgois éditeur, 2012 / Audiolib, 2013 - Traduit par Christine Laferrière
Texte intégral lu par Anna Mouglalis
durée : 4 heures seulement !
Une femme vertueuse - Kaye Gibbons
D'un côté, il y a Jack Ernest Stockes, ouvrier de ferme un peu rustre, inconsolable depuis la mort de son aimée. Et d'un autre, il y a donc la voix de Ruby, jeune fille de bonne famille, vingt ans plus jeune que lui et décédée d'un cancer foudroyant.
Ce récit à deux voix est une bouleversante histoire d'amour, une vraie histoire, avec beaucoup de tendresse et de douceur. C'est facile à dire quand on a tourné la dernière page du livre, car ce n'est pas donné au commencement. Bien sûr, il y a les petits plats congelés pour nourrir Jack pendant trois mois, et justement le temps imparti s'est écoulé et l'homme a son congélateur vide. Aussi vide que sa vie de veuf qu'on ne peut consoler.
Toute l'histoire de Jack et Ruby est une immense aventure commencée dans la tragédie, laquelle aura du mal à se détacher, et qui s'achèvera brutalement avec la maladie. Non ce n'est pas rose, le milieu est rude, celui du Sud implacable, avec ses bigots, ses bons à rien doublés d'ivrognes, ses mégères jalouses. Heureusement qu'il y a l'amour, les copains fidèles, la petite fille douce et intelligente, la vie à deux et les souvenirs... Jack et Ruby ne sont pas des sentimentaux, ils ne pondent pas de grands discours, leur façon à eux est plutôt maladroite et rustique. Mais c'est justement leur point fort, c'est admirable et émouvant, "J'ai beau ne pas être bien savant, je la comprenais." Ou c'est comme : "Je vais dire oui, et, avec ça, essayer de vivre."
Pas de chichis, mais c'est dit avec bon coeur. Kaye Gibbons, qualifiée de grande voix de la littérature américaine, impose ainsi un style infaillible et remarquable. Ses personnages aussi sont extrêmement réussis, ils ne sont pas mélodramatiques, ils sont juste humains. Et par un fait étrange, ce roman est faussement tendre. Pas en apparence, mais dans le fond, quand on gratte bien la couche... une fois cette découverte mise à jour, c'est bouleversant !
168 pages - Coll. Titres de Christian Bourgois. Traduit de l'américain par Marie-Claire Pasquier. Titre vo : A virtuous woman.
PS : Je n'aime pas la couverture.
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A special thank to Dame Cunegonde dont l'avis plus qu'enthousiaste m'a conduite à cliquer frénétiquement sur le bouton gauche de ma souris ! ...
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A lire aussi chez Lily , chez Héri , chez Gambadou , chez Caroline_8 , chez Sylire
Le garçon et la mer - Kirsty Gunn
Ward est un adolescent de 15 ans, différent de ses camarades, des autres et de son père, le célèbre MacFarlane, grand surfeur loué par toute une génération.
Quelque chose cloche chez Ward, mais impossible de mettre un nom dessus. C'est un sentiment d'isolement et d'incompatibilité. La mer le fascine et le rebute. Son père lui est étranger, ses regards, ses mots sont autant de balles lancées contre un mur.
Ward n'est pas un surfeur chevronné.
Avec ses amis, il détonne également. C'est un solitaire, et seul son meilleur ami Alex parvient à le traîner chez Beth qui organise une fête en l'absence de ses parents.
Ici dans ce roman, Kirsty Gunn ne décide pas de traiter de l'adolescence et du choix de la décalcomanie envers un père qui rassemble tous les suffrages de popularité. Pour être dans la norme, en gros.
C'est une lecture qui se goûte au rythme de la mer, ses ressacs, son bruissement, son mystère et son envoûtement. L'atmosphère est languide, accablante et flottante.
Prédire un malheur, pourquoi pas ? Comprendre un peu mieux cet adolescent dissemblable face à une figure paternelle "aux yeux de revolver" ?... Tout est très étrange et le sentiment d'appréciation se situe entre les lignes de cette histoire courte. Kirsty Gunn, une nouvelle fois, enchante et trouble. L'eau est encore présente (cf. son 1er roman "Pluie"), de même que les histoires familiales un peu brumeuses et qui donnent un ton impénétrable à l'histoire.
La mer a une importance capitale, sa description est précieuse et contribue au pouvoir de ce livre.
Pour mieux poursuivre la découverte d'un auteur étonnant.
Christian Bourgois, 260 pages / Mars 2007.
J'ai relevé ceci : Trop tard, c'est fait. C'est arrivé comme à chaque fois, la mention du nom de son père. Alors ça pourrait aussi bien être son père, ça pourrait aussi bien être lui qui se tient là. Comme s'il n'y avait que lui qui comptait, ses mots pour parler de l'eau, les mots que Ward lui-même a fini par employer, transformant l'aventure en un récit comme en raconterait son père, un récit factuel, il possède ce genre de pouvoir. C'est exactement ça. La façon dont son père parle de la mer, disons, pour la maîtriser, et Ward qui écoute, et maintenant regarde-le, il fait la même chose. Les autres qui demandent tout le temps : "Et ton père, qu'est-ce qu'il en pense ?" quand ils hésitent à sortir en mer. "Et ton père, il a vu l'eau dont tu parles, Ward ? Qu'est-ce qu'il dit" Si bien que Ward est obligé de scruter de nouveau l'océan, mais à la manière de son père. Si bien que quand il s'y résigne, quand il contemple de nouveau la mer, la vue qu'il a devant lui n'est plus la sienne, cette vue-là s'est envolée, et c'est la journée telle que l'a prévue son père qui se déploie maintenant devant lui. (...)
Mais vous savez quoi ? Et après ? Ce ne sont que des informations, des mots, une fois de plus, ça oui, mais rien de nouveau, et son père a le chic pour ça... Donner aux mots plus d'éclat que nécessaire. Alors n'accorde pas trop d'importance à ce que peut dire cet homme.
Histoires au moment du coucher
L'histoire pour s'endormir présente tout le rituel réconfortant du plus simple des poèmes. Si mouvementée qu'ait été la journée, si remplie de bruit, de soucis ou d'excitation, là les enfants sont en pyjama, bien bordés dans leur lit, et nous nous trouvons dans cette chambre douillette à la lumière de la lampe, le livre ouvert sur mes genoux.
Ca a quelque chose d'un peu magique, la façon dont cette douce sensation d'ordre semble émerger du chaos. Un peu magique aussi, car, à me voir assise dans cette chambre à lire des histoires familières, on pourrait presque croire que je n'ai jamais quitté ma propre chambre d'enfant, que je m'y trouve toujours. Tout en lisant, je contemple les visages attentifs de mes filles comme ma mère contemplait mon visage, et les sentiments suscités sont les mêmes aujourd'hui qu'à l'époque : bien-être, sécurité, plaisir. (...) L'histoire au moment du coucher est inaltérable. C'est la dernière chose que nous faisons pour nos enfants à la fin de chaque journée : nous leur lisons une histoire.
Alors je me replonge aujourd'hui, avec mes filles, dans ce monde de livres que j'avais découvert enfant avec ma mère, je me rends compte que ces histoires d'autrefois résistent parfaitement à l'épreuve du temps. En effet, tout comme mon esprit était subjugué par elles à l'époque, je demeure aujourd'hui totalement fascinée par la puissance de ces récits, la manière dont ils sont inextricablement liés à ma conception de moi-même. (...)
La lecture aux enfants constitue une expérience de lecture partagée incomparable. Les livres que j'aimais enfant - ou du moins l'atmosphère qu'ils dégageaient -, je m'en rends compte maintenant, dataient d'une époque particulière : ils découlaient de la conception qu'avait ma propre mère de ce qui rendait un livre exceptionnel. Ils étaient "démodés" dans la mesure où ils reflétaient un univers singulier typiquement britannique. J.M. Barrie, C.S. Lewis, E.E Nesbit, Frances Hodgson Burnett... Ces auteurs avaient si bien peuplé la sensibilité de ma mère quand elle était petite qu'ils avaient fini par gouverner la mienne. Même les auteurs que j'avais découverts toute seule, qui situaient leurs intrigues dans un temps plus récent, même eux faisaient appel à ce fameux univers édouardien pour circonscrire leurs histoires, pour leur donner le ton. Ce que faisaient ces auteurs, c'était créer un monde bien ordonné, dépourvu de dangers et délimité par des règles et des interdits sans nombre, afin que l'imagination puisse prendre son envol.
(...)
C'est une voix très sherry-au-coin-du-feu-au-nord-d'Oxford absolument merveilleuse à entendre. Je ne m'en lassais pas quand j'étais petite : la voix qui adore les livres.
44 (Un an de vie d'écrivain à la maison), Kirsty Gunn - CHRISTIAN BOURGOIS
@ illustration : Adelaide Claxton