Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal
« Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l'unité de son fils ? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté ? Qu'en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme ? Ces questions tournoient autour d'elle comme des cerceaux bouillants puis le visage de Simon se forme devant ses yeux, intact et unique. Il est irréductible, c'est lui. Elle ressent un calme profond. »
J'étais curieuse de lire ce livre, plus pour la notoriété de l'auteur, dont j'apprécie beaucoup la couleur littéraire, mais le sujet ne m’attirait pas plus que cela. Certes, M. de Kerangal aborde un sujet essentiel (le don d'organes) mais ne fait preuve d'aucun sentimentalisme en martelant son texte d'un ton réaliste, dur et implacable, assez perturbant.
On suit Simon avant son accident, puis on se retrouve à l'hôpital, au service Réa, avec l'équipe médicale, et enfin la famille abasourdie et sonnée par la nouvelle. Pour le coup, on se croit littéralement dans un film, la caméra est en mouvement perpétuel, elle zoome sur un plan, puis alterne les séquences, jongle avec les flashbacks ou s'évade vers d'autres horizons. Cette mise en scène stylée participe beaucoup au “spectaculaire” du livre, dont l'intensité dramatique est prégnante du début à la fin. Qu'on ne s'y trompe pas non plus, ce n'est jamais racoleur, jamais larmoyant, même si le contexte est éprouvant et vous retourne les tripes.
Malgré quelques longueurs et digressions plutôt décevantes, j'ai finalement tourné la dernière page en restant sans voix. Prise dans un tourbillon d'émotions, entre la tristesse, la conviction d'avoir fait le bon choix et la peur de n'avoir jamais à subir ça. La lecture est saisissante, tout en puissance et en subtilité.
Folio / avril 2015
Lu par l'auteur @ Écoutez Lire (durée : 7h 20)
Hors-pistes, de Maylis de Kerangal & Tom Haugomat
Le concept de l'album sort un peu des sentiers battus : carte blanche a été donnée à un illustrateur (Tom Haugomat) pour laisser libre cours à son inspiration, en quelques planches. Puis, un auteur (Maylis de Kerangal) s'empare de ces images et raconte sa propre histoire, en toute liberté. Une véritable création dans l'esprit « hors-piste », dirons-nous. ;-)
Et l'on découvre cette aventure dans les montagnes : Paul accompagne l'ami de ses parents, Bruce, pour une expédition libérée de toute contrainte, à la découverte de la nature sauvage.
« J'avais longtemps attendu le retour de Bruce, et rêvé de cette virée, lui et moi arpenteurs de montagne, héroïques, et comme chez nous dans ce royaume. Sillonner un monde sauvage, gravir ses pentes, explorer ses gouffres, pêcher en rivière, descendre des rapides en canoë, voler en parapente, dormir sous la tente en camping sauvage, et peut-être même approcher le grizzly ! Nous y serions ensemble, équipiers et amis. »
Mais l'aventure tourne court, quand Bruce se blesse et Paul doit partir chercher les secours. C'est une autre forme d'exploration qui l'attend, celle de tester ses limites, d'aller à la découverte de soi et d'apprendre à tracer sa propre piste.
C'est une lecture assez impressionnante, pour grands et bons lecteurs, qui apprécieront la plume de Maylis de Kerangal et savoureront de baigner dans un décor montagnard, tout en cyan et magenta (les deux mélangés ont donné du brun/violet), au graphisme épuré mais imposant de noblesse.
Le texte est tout aussi mystérieux, poétique et poignant. On y devine la détresse d'un enfant, son regard hésitant sur cet adulte auquel il s'accroche, avec qui il désire ardemment nouer une relation de confiance, de partage. C'est admirablement écrit, plongé dans une atmosphère froide mais apaisante.
C'est difficile de le conseiller à un enfant, trop jeune ou hermétique à la musique des mots, aux images symboliques, à la portée des valeurs héroïques etc., mais ce serait dommage de s'en priver car c'est un album de toute beauté !
éditions Thierry Magnier, octobre 2014 ♦ En partenariat avec la galerie Jeanne Robillard, et avec la complicité des éditions Hélium.
Dans les rapides, de Maylis de Kerangal
« T'es rock, t'es pas rock. La vie rock. Ce n'est pas gravé sur les disques, ce n'est pas imprimé dans les livres. Une épithète consubstantielle, un attribut physique comme être blonde, nerveux, hypocondriaque, debout. Rock rock rock. Le mot est gros comme un poing et rond comme un caillou. Prononcé cent fois par jour, il ne s'use pas. Dehors le ciel bouillonne, léger, changeant quand les nuages pèsent lourd, des milliers de tonnes bombent l'horizon derrière les hautes tours, suspendus. Être rock. Être ce qu'on veut. Plutôt quelque chose de très concret. Demandez le programme ! »
Le Havre, 1978. Lise, Marie et Nina ont 15 ans et s'ennuient. Un dimanche de pluie, elles font du stop et dans la R16 pistache « déboule une voix de fille, une voix de fille qui sonne comme une voix de fille justement, une voix qui chante vite, et fort, et vite et fort et vit », la voix de Debbie Harry, la chanteuse de Blondie. Debbie qui s'impose aux garçons de son groupe, Debbie qui va devenir leur modèle. Les filles courent acheter le disque, le passent en boucle. Et rêvent en grand (New York, la liberté, le rock, la vie, etc.). Avec son style syncopé, son écriture débraillée et sa gouaille de rockeuse, Maylis de Kerangal injecte à son histoire une nostalgie euphorisante. Elle y clame la passion d'une époque, l'esprit d'une jeunesse désenchantée mais exubérante, la volonté de croire en ses rêves et de suivre son étoile. En clair, cette lecture vous galvanise ! La musique est partout, pas seulement Blondie et son image rock et glamour, on découvre également Kate Bush (« la petite voix, le filet d'or, le bijou du pendentif sur la gorge du rossignol ») à travers son album The Kick Inside qui va bouleverser l'unité du groupe. C'est à lire avec le casque sur les oreilles, pour une rencontre lumineuse et électrisante !
♪♫ en poche ! ♫♪ Folio, juin 2014 ♦ 1ère publication aux éditions Naïve, janvier 2007
En poche ! #30 : Corniche Kennedy, de Maylis de Kerangal
Puisque frimer précisément, tchatcher, sauter, plonger, parader, c'est ce qu'ils font quand ils sont là, c'est ce qu'ils viennent faire.
Un roman de l'été, de l'interdit, du danger. Ce sont les petits cons de la corniche, vus par Maylis de Kerangal.
en savoir plus, ici
Corniche Kennedy - Maylis de Kerangal
C'est l'histoire d'une bande de jeunes, "les petits cons de la corniche". Ils ont entre treize et seize ans, ils viennent tous les jours braver l'interdit, se réunissent sur la Plate (une portion de territoire, un amalgame de grosses pierres concassées au bulldozer, un territoire ingrat et nu). C'est leur quartier général, ils viennent frimer et se lancer des défis, notamment des plongées vertigineuses auxquelles ils donnent des noms torrides, comme le Just Do It ou le Face-to-Face.
Eddy se pose en chef de bande, d'un accord tacite et muet. C'est lui qui déclare la sentence, lorsqu'une fille pas très jolie et effrontée se fait surprendre la main dans le sac, en train de voler un portable. Aussitôt, le couperet tombe : elle doit sauter, qu'importe son vertige, sa trouille, sa morgue. Arrogante avec ses lunettes noires, Suzanne n'est pas une fille comme les autres. Avec son physique hors du commun, son allure qui dénote qu'elle appartient à la haute, elle montre aussi qu'elle va leur apporter des soucis. Eddy s'en doute, voilà pourquoi il n'ose pas la regarder droit dans les yeux.
Et puis un déclic se passe, il ne comprend pas. Mario, son pote, le chambre et toute la bande fait chorus. Or, d'autres ennuis vont se présenter aux jeunes de la corniche Kennedy. Sylvestre Opéra, le chef de la Sécurité du littoral, a la bande dans sa ligne de mire. De son bureau, il scrute ces têtes brûlées avec sa paire de jumelles et attend son heure pour leur tomber dessus. Le Jockey, son supérieur, a décrété une tolérance zéro et un nettoyage de la Corniche.
Avec son écriture nerveuse, Maylis de Kerangal ajoute un peps étonnant à cette chronique d'un été, où des jeunes expriment leur art de vivre avec une insolence propre à leur âge - et leurs situations personnelles. On se cherche, on se teste, on veut être accepté et on fait tout son possible pour s'affirmer. "Puisque frimer précisément, tchatcher, sauter, plonger, parader, c'est ce qu'ils font quand ils sont là, c'est ce qu'ils viennent faire." La Plate est une scène où ils s'exhibent, avec son rituel et sa hiérarchie. C'est un théâtre et il ne peut se séparer de la vie.
Le face-à-face avec les forces de l'ordre donne du piment à l'histoire, on tressaute, on flaire l'embrouille et la fin tragique. Qui sait ? On n'en perd pas une miette. Dans ce livre, on trouve - en vrac - un paquet de drogues, des Russes, une fille paumée qui se prénomme Tania, un affrontement par presse interposée, un hymne à la liberté et un affront aux règles établies. Ce roman se lit d'une traite, il est vif et enlevé, écrit d'une plume sensuelle et qui aime tremper dans une encre acide. Pour conclure, c'est bluffant.
Verticales / Phase Deux, août 2008 - 177 pages - 15,50€
Maylis de Kerangal est l'auteur de deux romans aux éditions Verticales : Je marche sous un ciel de traîne (2000) et La vie voyageuse (2003) et d'un recueil de nouvelles, Ni fleurs ni couronnes (2006). Aux éditions Naïve, elle a conçu une fiction en hommage à Blondie et Kate Bush, Dans les rapides (2007) et participé avec d'autres membres de la revue Inculte au livre collectif Une chic fille (2008).