La chair, de Rosa Montero
Rongée par la jalousie de croiser son amant et sa jeune épouse enceinte à l'opéra, Soledad s'offre les services d'un escort pour l'exhiber à son bras. Adam est jeune, beau, sexy. Il a la trentaine d'années, parle l'espagnol avec un accent russe et produit son effet en société. Soledad est comblée. À soixante ans, Soledad porte un soin attentif à sa silhouette et à son allure pour ne jamais paraître son âge. Elle refuse le temps qui passe, ne conçoit pas de mener une vie de couple ordinaire et avoue sans complexe préférer les hommes jeunes et beaux. Soledad aime l'amour et la passion, c'est son carburant. Jamais la solitude n'a eu d'emprise sur elle. Soledad s'épanouit dans son travail - elle organise des expositions insolites et a acquis une solide réputation dans son domaine, même si cela lui demande beaucoup d'énergie, de la créativité et du renouvellement perpétuel. Soucieuse de monter son nouveau projet sur les écrivains maudits, Soledad est pour la première fois confrontée à une concurrence farouche et déloyale (une archictecte plus jeune et ambitieuse, qui empiète sur son territoire). Elle n'entend pas s'y soumettre et rage de devoir prouver ses compétences. Insomniaque, Soledad ressasse les nombreuses références littéraires pour alimenter son expo (Burroughs, Philip K. Dick, Thomas Mann, Maupassant, etc.) tout en notant que son corps et sa tête sont entièrement accaparés par la passion naissante qu'exerce Adam sur elle.
Quel beau roman ! J'avais à peine lu les premières pages que j'étais déjà complètement envoûtée par l'écriture de Rosa Montero, touchée par le personnage de Soledad et intriguée par sa relation avec Adam. Une relation forcément toxique et obsessionnelle, mais décrite avec ludicité et réalisme. Soledad réprouve le rapport mercantile de son histoire avec Adam, mais cherche à entrevoir la sincérité du jeune homme dans ses gestes et ses paroles. Elle s'accroche à de douces illusions, vaguement désabusée, mais refuse la fatalité. Le roman évoque admirablement le combat de cette femme de soixante ans, seule et indépendante, qui résiste aux idéaux et à la morale ambiante. C'est un parcours non sans heurt, car au fil des pages on découvre une héroïne fragile et à fleur de peau, en lutte contre le temps et le destin. C'est à la fois touchant, livré sans fard, sans tricherie, mais c'est aussi truffé d'ironie, de dignité et de désir farouche. J'ai aimé la sensualité qui découle du récit, tout en élégance, sans détails sordides ou graveleux. De quoi retoquer certaines productions actuelles de très mauvais goût. Ici, Rosa Montero parle du corps, d'envie et d'appétit charnel avec raffinement et lyrisme (très belle traduction de Myriam Chirousse, au passage). C'est un roman d'une grande pudeur, et en même temps passionnant et authentique. Une lecture forte et vibrante d'émotions, pleinement enthousiasmante.
L'auteur aussi a de l'humour, puisqu'elle se met en scène dans son propre roman, comme étant une journaliste “raz-de-marée” qui s'habille chez Zara et porte des Dr. Martens avec des roses brodées “quand bien même elle voulait s'habiller comme si elle était une jeunette” (p. 142). ☺
Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse pour les éditions Métailié, Janvier 2017
Ce qui n'est pas écrit, par Rafael Reig
Pour la première fois depuis son divorce houleux, Carmen confie son fils Jorge à son père, le temps d'un weekend à la montagne. L'occasion pour eux de se retrouver, d'apprendre à se connaître et de tisser un semblant de relation, pense-t-elle. Mais avant de partir, son ex lui donne son manuscrit pour qu'elle le lise. Une immersion glaçante, dérangeante dans un univers où Carmen va perdre pied.
En effet, sitôt les premiers chapitres lus, Carmen est déboussolée et va jusqu'à s'imaginer des signes cachés dans le récit. Elle interprète le moindre détail, s'identifie aux personnages, confond la réalité et la fiction, bref elle vit un véritable enfer ! Mais coûte que coûte, elle entend venir à bout du manuscrit pour y glaner la réponse à toutes ses questions.
De leur côté, Jorge et Carlos sont loin de vivre une expérience mémorable de leur premier tête-à-tête entre père et fils. L'homme est viscéralement agacé par le garçon, qui lui rappelle ses propres échecs, il le trouve pataud, mou, mal embouché et se retient d'exploser en sa présence. Au lieu de ça, il boit beaucoup, pour tuer le temps et pour calmer ses bouffées d'angoisse. On est tenu ainsi en captivité dans cette bulle de frustration et on vit à fond la montée en puissance de la tension psychologique qui règne dans ce livre.
On décroche malheureusement dans la deuxième moitié de l'histoire, peut-être parce que le manuscrit de Carlos devient trop écrasant et prend une tournure malsaine (une bande de petits caïds a kidnappé une jeune fille de bonne famille, qu'ils vont droguer et violer dans un trois-pièces minable, en attendant les consignes du boss). J'avais pourtant entamé ma lecture sur une note très positive, car elle réunissait presque tout : le climat pesant, la mise sous pression, des personnages égarés dans leurs combats intérieurs, qui brouillent toutes les pistes...
Finalement, le roman n'a rien d'un polar, c'est juste un roman noir, lourd, pesant et glauque. Cela se lit sans réelle difficulté, mais j'en attendais davantage, plus d'action et de suspense, et moins de décortications sur les non-dits et autres actes manqués des personnages. Une lecture flippante, mais dans le sens dérangeant du terme.
“Carmen ne savait pas quoi penser. Elle avait la certitude qu'elle ne découvrirait la raison pour laquelle Carlos voulait qu'elle lise son roman que dans le livre lui-même. La réponse, c'était la lecture qui la lui donnerait. Mais pour elle, il n'était pas si facile de continuer à lire : elle en savait trop. Elle en lisait trop, plus que ce qu'il y avait dans la page : elle lisait ce qui n'était pas écrit. Peut-être que c'était ça, l'obstacle : elle cherchait quelque chose entre les lignes et ça l'empêchait de voir ce qu'elle avait sous les yeux.”
Métailié, janvier 2014 - traduit par Myriam Chirousse
Miel et vin ~ Myriam Chirousse
Empoignant son édredon, Judith le serra si fort dans ses bras qu'il lui sembla que Charles était encore là, dans la tiédeur des draps, contre sa peau, au bout de ses ongles... Emergeant du sommeil comme un noyé refait surface, elle sentit croître en elle une douleur diffuse, comme si sa peau lui faisait mal, comme si ses yeux lui faisaient mal, comme si respirer et sentir son coeur battre lui faisaient mal aussi. C'était une douleur indéfinissable tapie avec elle dans les limbes de la nuit, une vieille souffrance endormie depuis longtemps, un manque atroce, un arrachement, le mal des amputés qui n'ont plus que la moitié d'eux-mêmes pour aller par le monde et ressentent jour et nuit le néant de la part manquante... Elle se recroquevilla. Dans la confusion du réveil, elle le pressentit dès cet instant : plus rien ne serait comme avant.
Premier roman, certes... mais quel talent ! Nous sommes dans le Périgord, en 1773, lorsque Guillaume de Salerac, génial inventeur loufoque, découvre une petite fille dans les bois. Elle sera recueillie par sa soeur, Louison, et adoptée sous le nom de Judith de Monterlant. Ignorant tout de son passé, la demoiselle reçoit une éducation de jeune fille appliquée mais son caractère impétueux et frondeur la distingue de son rang. Judith a le goût de l'espace, de la liberté. S'échappant de la vigilance des adultes, elle s'envole à bord de l'aérostat de son oncle alors qu'elle n'est qu'une gamine et rencontre chez un voisin celui qui lui fera battre son coeur et perdre tout bon sens dans les années à venir. Charles de l'Eperai, héritier en titre, est également connu pour être un enfant maudit et un bâtard. Il a le coeur dur, le regard froid et le diable dans le ventre. Lorsque le couple se croise à nouveau, lors du mariage de la soeur de Judith, l'attirance est évidente, la passion palpable. Et pourtant, il faudra attendre la fin de l'été pour assouvir cette soif et cette faim qui les poussent l'un vers l'autre.
C'est effectivement un grand roman sentimental et historique. Nous sommes en 1788, le peuple français est mécontent, les états généraux sont réunis. Judith a rejoint Paris avec son mari, mais son histoire avec Charles n'est bien évidemment pas terminée. Car c'est de cette passion que se nourrit l'intrigue et qui rend le lecteur dépendant, au point d'absorber sa lecture en ingurgitant page après page, sans hoqueter. Il en fallait bien - de l'amour, de la flamboyance, des éclats - pour attacher le lecteur à 544 pages, sans susciter de l'ennui. C'est un pari réussi, un roman passionnant, acquis dès les premiers chapitres. Impossible de s'en séparer. Et puis, le soleil aidant, les beaux jours et les vacances s'installant, il devient une prescription incontournable pour tuer le temps. S'il ne fallait en lire qu'un, dans vos bagages, glissez Miel et Vin. Parce que c'est un roman doux et sucré et piquant, gourmand et langoureux, avec des personnages aux destins inextricablement liés, par le secret de leurs origines et par cet amour fou qui les enchaîne. Ce n'est pas un roman mièvre ou trop long, avec des détails inutiles. Le romanesque est présent, très important, et l'amour a un pouvoir magique, troublant, envoûtant. Ce n'est pas du harlequin déguisé, c'est un bon gros roman captivant, qui ne vous lâche plus une fois la première page ouverte. A dévorer !
Buchet Chastel, 2009 - 544 pages - 24,50€
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Invitation à un pique-nique littéraire, en compagnie de Myriam Chirousse, le dimanche 28 juin 2009, dans le bois de Vincennes : confirmer ou non sa participation sur Facebook