Teaser Tuesday #62
Cent quatre-vingts kilomètres de route tortueuse s'étendent entre les grilles de l'université de Smith College et le stade de football de Darmouth, et Budgie conduit comme elle fait tout le reste : à toute vitesse.
Les feuilles scintillent dans des tons dorés, orangés et rouges, elles se détachent du ciel bleu où le soleil brille sans un nuage, créant une impression de chaleur trompeuse. Budgie a décrété que nous devions prendre la décapotable et conduire cheveux au vent, mais je grelotte. Enroulée dans mon gilet de laine, je m'agrippe à mon chapeau.
Elle rit d'un air moqueur.
- Tu devrais ôter ton chapeau, ma belle. Tu me fais penser à ma mère. Elle croit que ce serait la fin du monde si quelqu'un voyait ses cheveux.
Elle doit crier pour que je l'entende, avec tout ce vent.
- Ce n'est pas ça ! réponds-je en criant aussi.
La vérité, c'est que mes cheveux se transformeront en une boule d'herbes sèches si je les libère du chapeau cloche en laine noire qui les enveloppe ; les jolies petites boucles de Budgie, elles, volettent délicatement dans le vent et se remettront parfaitement en place à la fin du voyage.
L'Été du Cyclone - Beatriz Williams
Il y a longtemps, Harold, tu m'as dit :
- Il y a tant de choses que nous ne voyons pas.
- Que veux-tu dire ? ai-je demandé, tandis que mon cœur faisait un bond dans ma poitrine.
- Les choses qui sont juste sous nos yeux, as-tu répliqué.
Tu conduisais comme tu le faisais toujours et j'étais assise sur le siège passager. La nuit tombait, je m'en souviens, et nous retournions sans doute à la brasserie. Au loin, les lampadaires parsemaient de taches de lumière la lisière bleue velours de Dartmour et la lune était, elle, une discrète tache de craie.
J'avais la vérité sur le bout de la langue. Je ne pouvais plus le supporter.
- Range-toi sur le côté, ai-je presque crié. Écoute-moi, Harold Fry...
La Lettre de Queenie (Tout ce qu'elle n'a pas pu dire à Harold Fry) - Rachel Joyce
Catherine s'arc-boute mais elle n'a plus rien à sortir. Elle s'agrippe à l'émail froid et relève la tête pour regarder dans le miroir. Le visage qui lui fait face n'est pas celui avec lequel elle est allée se coucher. Ce visage, elle l'a déjà vu et elle comptait bien ne jamais le revoir. Elle s'examine sous cette nouvelle lumière crue puis elle mouille un gant, s'essuie la bouche et le presse contre ses yeux, comme pour éteindre la peur qui brûle en eux.
« Est-ce que ça va ? »
La voix de son mari la fait sursauter. Elle espérait qu'il ne se réveillerait pas. Qu'il la laisserait tranquille.
« Mieux, maintenant », ment-elle en éteignant la lumière. Puis elle débite un nouveau mensonge. « Ce doit être le plat à emporter d'hier soir qui n'est pas passé. » Elle se tourne vers lui, une ombre au cœur de la nuit.
« Retourne te coucher. Je vais bien », murmure-t-elle. Il dort quasiment debout, mais il tend tout de même le bras et pose la main sur son épaule.
« Tu en es sûre ?
- Oui », répond-elle. Sa seule certitude, c'est son besoin d'être seule.
« Robert. Promis. Je te rejoins dans une minute. »
Il laisse ses doigts s'attarder un moment sur son bras, puis il cède. Elle attend d'être certaine qu'il s'est rendormi avant de regagner leur chambre.
Elle l'observe, posé à l'envers, encore ouvert, tel qu'elle l'a laissé : ce livre auquel elle s'est fiée.
Révélée - Renee Knight
- Allez, réveille-toi. Je nous ai organisé une petite aventure. Une aventurette. Juste pour une journée. On part en expédition. Jake ouvrit les rideaux : Tu dis toujours qu'il faut se lever plus tôt pour profiter de cette lumière. Et tu as raison. C'est magnifique. Les ombres qui apparaissent avec l'éblouissante clarté du jour sont pas encore là. C'est splendide.
L'esprit encore endormi, Will se releva sur un coude, énumérant dans sa tête les objets qu'il avait sous les yeux : armoire, sac à dos, télévision, chaise. Un thermos de la taille d'une bouteille de plongée, bouché par du liège. La photo de deux poissons aux yeux globuleux. Des traces brunes au plafond qui formaient un archipel. Une table de chevet avec de faux miroirs. Il n'arrivait pas à se souvenir du nom de l'hôtel ni même de la ville où ils se trouvaient. Will avait l'impression que derrière la porte de la chambre se trouvait une vaste monde étrange et inhospitalier qu'il n'était pas encore prêt à affronter. Il se frotta les yeux.
- De quoi tu parles ?
- Je suis réveillé depuis plus d'une heure et j'ai trouvé une super-opportunité. On va voir une cascade secrète. Alors fais ton sac : short, t-shirt, maillot... Le type nous attend dehors.
- Quel type ?
- Howard, un mec cool, peut-être juste un peu étrange....
Traqué - Simon Lewis
La lettre qui allait changer le destin d'Harold Fry, par Rachel Joyce
Ce matin-là, Harold Fry quitte son appartement pour aller poster une lettre, en réponse à Queenie Hennessy, une vieille amie, ancienne collègue de boulot. Elle se trouve actuellement au Nord du pays, malade d'un cancer incurable, et lui a adressé ses adieux en souvenir du bon vieux temps. Harold, sans réfléchir, décide finalement de pousser plus loin son expédition. Sa rencontre avec une jeune fille travaillant dans un garage lui a en effet donné une idée : rejoindre à pied son amie. Traverser l'Angleterre pour apporter espoir, paix et bonheur à Queenie. Un geste symbolique, pour l'aider à résister en attendant sa venue. Harold y croit dur comme fer.
Alors il part sur les routes et il marche des heures durant. Il n'a pas eu le temps de prévenir son épouse Maureen, qui va être en pétard, ni le temps de se préparer physiquement. Il est parti avec ses petites chaussures, sans entraînement. Tant pis. C'est animé d'une foi véritable qu'il se lance dans ce pèlerinage. Certes, son aventure sera reprise, décortiquée, analysée, diffusée sur les antennes, exploitée à des fins commerciales... Du moins, pas dans l'immédiat. Au commencement, Harold est seul. Il marche, il fait des rencontres, il profite de la vie et il réfléchit sur son propre parcours.
En fait, l'existence d'Harold peut sembler minable : son épouse et lui ne se parlent plus, ils partagent un toit, point. Leur fils David a quitté le foyer, les accusant de ne pas s'intéresser à lui. Sa rencontre avec Queenie a été comme une bulle d'oxygène dans un quotidien englué dans l'ennui et l'amertume. Et pourtant, ces deux-là ont toujours été unis par l'amitié et la solidarité. Des secrets aussi ont pesé et scellé leur sort, et qui expliqueraient bien des choses aujourd'hui.
En attendant, c'est tout ça qui rumine dans sa caboche, Harold Fry face à son destin, une lecture particulièrement réjouissante et débordante d'enthousiasme ! On peut certes déplorer des longueurs, des maladresses, un rythme inégal, des rencontres plus ou moins passionnantes, des anecdotes anodines, mais dans l'ensemble c'est tout de même bien agréable à lire, avec une surprise finale qui laisse coi et fait revoir la copie entière. Une jolie rencontre littéraire, dépaysante et généreuse.
Pocket, octobre 2013 - traduit par Marie-France Girod pour XO éditions.