Quand j'étais Jane Eyre, de Sheila Kohler
Au chevet de son vieux père, qui se remet doucement d'une opération risquée des yeux, Charlotte trouve le temps long et sent son esprit divaguer vers des bouts d'idées qui amorcent le début d'un nouveau roman. En s'inspirant de son expérience, pauvrette et maigrichonne, et de son entourage, restreint et condamné aux psychoses innombrables, Charlotte élabore un roman ambitieux, promu à devenir un grand classique, mais il lui faudra encore patienter deux ans pour savourer pleinement le produit de son labeur. En attendant, on suit notre héroïne dans son existence terne et monotone, d'abord à Manchester, puis dans le petit presbytère de Haworth, où elle passe tout son temps à écrire avec ses sœurs, Emily et Anne, tandis que leur frère Branwell succombe à ses délires obsessionnels et son penchant pour l'alcool. Le quotidien chez les Brontë est terriblement austère, empesé par les échecs, les doutes, les refoulements. Sans doute cette accumulation de frustrations donna lieu à cette verve romanesque et flamboyante présente dans les livres des sœurs Brontë. Toujours est-il que Charlotte, Emily et Anne contenaient en elles une passion et une violence qui ne demandaient qu'à s'exprimer, d'où leur prose déchaînée dans leurs romans, et pourtant si longtemps incomprise aux yeux de leurs contemporains. Il n'y a qu'à relire Les Hauts de Hurlevent pour sentir cette sauvagerie et l'impudeur des sentiments, déchirés entre la haine et la vengeance, et saisir ce qui a offusqué les critiques et les lecteurs de l'époque. Ou plonger dans Jane Eyre pour y aspirer l'étroitesse d'un avenir sans horizon, l'angoisse de l'amour naissant et le désespoir d'une passion bafouée après la découverte de la tromperie. Ce court roman de Sheila Kohler retrace le portrait remarquable d'une famille composée de trois talentueuses jeunes femmes, condamnées à une existence sans éclat (filles de pasteur, vivant à la campagne, vouées au célibat), et qui vont se consacrer religieusement à l'écriture, avec la conscience aigüe de maintenir leurs projets dans le secret (d'où leurs pseudonymes, Currer, Ellis et Acton Bell, pour brouiller les pistes de leur sexe). Sheila Kohler a su s'imprégner de cette ambiance pour nous livrer un roman original et authentique, qui nous convie dans une ronde des souvenirs sincères et émouvants, où l'on prend conscience des ambitions et des espoirs déçus de ces jeunes femmes, de leur ténacité et de leur prodigiosité à avoir su sublimer le tragique de leurs vies en œuvres d'un romantisme fougueux. Un vrai coup de maître !
Traduit de l’anglais par Michèle Hechter pour Quai Voltaire / La Table Ronde (2012)
Repris chez 10/18 Littérature Étrangère, Août 2013
#Mois Anglais 2016 : Victoriens anglais