mémo 2004
Carmen (Nevada)
Passionnant de bout en bout, ce premier roman se lit d'une traite. La voix du narrateur, Neil Garvin, nous entraîne dans son cauchemar et nous envoûte d'effroi et de captivation. Cet adolescent de dix-sept ans, un champion de football dans l'équipe de l'école, possède toutes les qualités et tous les défauts d'un jeune de son âge. Sans scrupules, il bafoue toutes les règles, les sachant hors d'atteinte pour son statut de quaterback vedette. Mais lorsqu'un soir de beuverie trop arrosée, Neil renverse accidentellement un camarade sur la route et le tue, les choses vont très mal tourner. Pour lui, c'est la descente aux enfers, il planque le corps dans le coffre de la voiture de son père. Et pour son père, shériff de la petite ville de Carmen, près de Las Vegas, il camoufle le corps sans toucher mot à quiconque. Entre le père et le fils, une étrange relation s'établit, déjà douloureuse depuis l'enfance. La mère de Neil est partie de la maison sans crier gare, il avait juste trois ans. Cette absence creuse un profond vide chez le garçon qui en veut à son père de son silence, de son regard dur et froid, de sa violence et de ses boissons. Désormais, les rapports entre les deux sont au plus tendus, intenses et fragiles. Neil se sent couler, son père lui donne l'ordre de continuer le football. Tous deux vont tenir tête au FBI, mais jusqu'à quand. Car au-delà des scrupules et des remords, on devine que Neil devient de plus en plus fragile et vulnérable. Prêt à rompre le silence. Mais sa relation avec son père est si complexe et aussi déterminante dans la résolution de l'intrigue. C'est donc d'une main de maître que l'auteur a su jongler entre ces diverses subtilités pour un roman captivant et implacable. J'ai beaucoup apprécié.
50 façons de dire fabuleux
Ce roman de Graeme Aitken se termine comme il commence : par le mystérieux terme qu'on flanque au jeune Billy-Boy, douze ans. De tantouze à tarlouze, la boucle est bouclée. Mais au cours du roman (328 pages) le jeune garçon n'aura de cesse de se questionner sur ce mot étrange et de se cantonner à la tout autant énigmatique définition : "Des hommes qui portent des perruques, qui se déguisent avec des robes et qui ont cinquante façons de dire fabuleux". Fils de fermier dans un région reculée de la Nouvelle-Zélande, Billy-Boy aspire à ressembler à son héroïne préférée de la série télévisée "Perdus dans l'espace". Il arbore une queue de vache sous son bonnet, se fait appeler Judy, part à l'aventure en compagnie de sa cousine Lou dans les champs de son père, qui deviennent des paysages lunaires dévastés. Mais Billy-Boy va aussi connaître de nouvelles aventures : l'attirance inexplicable pour les garçons nus des magazines de sa mère, les émois avec un camarade de classe et la venue d'un garçon de ferme à la troublante ressemblance avec l'acteur David Cassidy. Les émotions complexes vont bouleverser l'existence du garçon qui va définitivement dire adieu à son enfance. Et ce roman de Graeme Aitken trace en délicatesse la métamorphose et le passage de l'enfance à l'adolescence. L'auteur utilise le jeune Billy-Boy pour raconter son histoire et par ce procédé le récit sonne juste, naïf et très touchant. On partage ses gênes, ses sentiments d'injustice, ses révoltes contre son père, ses troubles pour Roy ou Jamie, ses coups bas avec tante Evelyn ou Lou, et toutes les questions qu'il ne cesse de se poser et de tenter d'analyser. Un roman d'initiation très pertinent, léger car très innocent, et percutant car l'apprentissage est progressivement judicieux. Des questions resteront sans réponse, mais Billy-Boy aura l'illusion d'un été éternel. Je signale que ce roman a été adapté au cinéma par un réalisateur néo-zélandais.
L'égale des autres
J'ai beaucoup aimé ce premier roman d'une jeune américaine de trente ans, Laura Moriarty, qui met en scène Evelyn, dix ans. Elle vit au fin fond du Kansas, à Kerrville, petite ville qui se situe au centre des Etats d'Amérique, et donc au centre du monde. Evelyn vit avec sa maman, Tina, dans un lotissement modeste, au bord d'une nationale. Tina est une jolie femme pétulante, tandis que la petite fille se trouve quelconque, le regard endormi, les lunettes sur le nez, les cheveux ternes. Pas de père, juste toutes deux à supporter un quotidien avec des hauts et des bas. J'ai beaucoup aimé que ce soit la petite fille de dix ans qui commence le récit, avec son langage et son regard d'enfant qui rapporte les choses de la vie. Aucun travail d'introspection, comme souvent dans les romans d'apprentissage. Evelyn manque souvent de perspicacité, mais pas d'intelligence. Sa maîtresse lui a assuré qu'elle était "bénie". On la suit donc pendant huit ans, devenant adolescente puis presque jeune femme entrant à l'université. On suit son aventure, celle de sa maman, et celle des ses proches : sa grand-mère Eileen, ses amis d'école. Sous fond d'années 80 retentissantes, les années Reagan, "L'égale des autres" est un roman touchant, émouvant. Juvénile et naïf à ses heures, mettant le doigt sur des choses sensibles, c'est une histoire d'une petite fille pas comme les autres, douée et réfléchie, elle parviendra en 440 page à nous attacher à son parcours terriblement commun, mais bougrement attachant. Un premier roman à lire, sans plus attendre.
Quatre soldats
Primé par le Médicis en 2003, le roman d'Hubert Mingarelli en impose largement. C'est une histoire simple, vraiment toute simple. Où il ne faut pas s'attendre à des rebondissements, à de l'intrigue guerrière, à des révélations sur l'Armée Rouge, non. "Quatre soldats" se concentrent sur quatre hommes de l'armée russe. Leur bataillon se réfugie dans une forêt où ils vont camper pendant des mois, dans l'attente de partir, d'essuyer d'autres coups de feux, de tirs d'obus. Bref, en attendant des jours plus sombres, nos quatre soldats vont vivre en toute simplicité, contruisant cabane ou tente, jouant aux dés, pariant des cigarettes, se baladant près d'un lac, pêchant des poissons. Et puis, survient dans leur quatuor, un jeune fils de paysan qui rejoint l'armée. Les quatre soldats vont apprendre qu'il sait écrire et confine tout ce qu'il voit dans un carnet, donc ils vont lui raconter les menus détails de leur expérience dans cette forêt où ils viennent de passer de bons moments, des moments exceptionnels qu'ils vont tous garder en mémoire. Car, en fin de roman, l'heure de partir sonne et la peur les gagne. La peur combinée à la peine teintée de nostalgie.
Résumé grossièrement, ce roman possède avant tout une patte d'écriture époustouflante. Car ce n'est pas tant l'histoire limpide qui nous accroche, c'est le style de Mingarelli : épuré, net, élégant, précis. Un ton aux apparences simples mais bougrement travaillé et fascinant. Ce roman se lit à vitesse affolante et on s'attache à ces quatre soldats, à leur franche camaderie. C'est, honnêtement, un excellent roman qui mérite d'être lu et vaut bien le Prix Médicis attribué !
L'ennemi des fourmis
L'ennemi des fourmis" c'est Jonas, un petit bonhomme qui débarque avec sa maman, enceinte et un cocard à l'oeil, dans la campagne allemande. Ils viennent se réfugier chez la grand-mère qui ne quitte jamais sa chambre et refuse de voir le garçon car elle ne l'aime pas. Mais lui, Jonas, s'en moque : pour tromper son ennui, il traque les fourmis, les limaces et les escargots, s'en prend au chat et joue avec le feu. En trois jours l'histoire de Jonas va basculer du dérisoire au dramatique. Ce garçon a la haine au ventre, dans son monologue il s'en prend à tous ses "oncles" que fréquente sa mère, appelle son père qui voyage dans un avion et reviendra un jour... Jonas est écorché dans l'âme et dans le coeur : il voue pour sa maman un amour très fort que jamais le Nouveau (le bébé) ne pourra rivaliser. Pourtant l'histoire de "L'ennemi des fourmis" nous emmène plus loin et atteint progressivement une intensité remarquable. La fin de ce roman est éblouissant : fort, poignant, injuste et percutant. On referme ce très court roman (140 pages) avec le sentiment d'avoir reçu des bleus sur le corps et au coeur. Pas prêt d'oublier ce petit Jonas et ses aventures. Une lecture inoubliable.
Ceci n'est pas un roman
En dépit du titre, oui ! le dernier livre de Jennifer Johnston est bel et bien un roman. Une histoire touchante d'une famille qui cache des secrets : il y a trente ans, Imogen apprenait la mort de son frère Johnny, porté disparu après être parti nager en mer. Imogen a dix-huit ans, son frère vingt. C'était un nageur émérite, d'où le refus catégorique d'Imogen de croire à cette disparition tragique. La jeune fille séjourne dans une clinique depuis plusieurs mois, d'abord parce qu'elle a perdu sa voix et qu'on pense à un déséquilibre mental. Pourtant elle n'est pas folle. Certes, elle pense que son frère s'est enfui et vit quelque part, caché. Trente années vont passer, Imogen va écrire l'histoire de sa famille, fouiller dans les souvenirs, trouver des lettres d'une arrière-grand-mère qui ne s'est jamais remise de la mort de son fils pendant la guerre, lire le journal de son père, et se rappeler de cette année 1970 où tout a basculé : Johnny qui refuse de poursuivre son entraînement de natation, son ami allemand Bruno qui joue un rôle ambigu, sa mère Sylvia et la mystérieuse mais aimante Mathilde. Le roman va donc se construire comme un puzzle, on y découvre les acteurs de cette tragédie familiale jusqu'au dénouement dans les dernières pages. L'auteur prend son temps, passe du passé au présent et conclue sur un hypothétique avenir. La tournure générale est grandissime, captivante et envoûte littéralement son lecteur. C'est une lecteur rapide et divertissante, une révélation au niveau de l'auteur ! Une confirmation de la bonne santé de la littérature irlandaise. A découvrir.
Les peurs de Conception
Conception, à seize ans, se pose des quantités de questions sur son existence, ses peurs, ses troubles et ses premiers émois amoureux. Un peu décalé car l'histoire se cadre à la fin des années 80 mais attendrissant. Conception ne résout pas tous ses problèmes et l'essentiel de ses tourments conserve une certaine résonance à l'adolescence actuelle. Agnès Desarthe signe un petit roman qui met en exergue la difficulté d'être à seize ans sur un ton assez grave et teinté d'un humour ronronnant. Chargé de quelques maladresses, ce texte reste tout de même très sympathique à lire.
Un certain sourire
Il s'agissait du deuxième roman de Françoise Sagan, publié après le grand succès de "Bonjour tristesse". Cette fois encore, l'auteur s'est entourée d'une jeune fille, Dominique, qui tombe amoureuse d'un homme marié, Luc - l'oncle de son petit ami, de surcroît. Ce deuxième roman est très simple, très banal. Une espèce de bluette sentimentale, au ton déjà décalé et désabusé, certes une bluette péniblement scandaleuse pour l'époque, encore une fois, un appel fugace à l'érotisme, etc. Pour le public des années 2000, il est bien étrange d'y trouver scandale, érotisme débridé et amoralité dans les petits romans de Françoise Sagan. A relire les critiques de l'époque, tout prête à sourire ! Et pourtant "Un certain sourire" montre la naïveté et la vulnérabilité qui n'étaient pas présentes dans "Bonjour tristesse". La tendresse dans ce récit et la recherche touchante du grand amour rassure, quant à la vivacité du style de "Bonjour tristesse", elle avait heurté et laissé croire à un total manque d'impunité de la part de l'auteur. Pourtant, Françoise Sagan écrit vite et bien, un peu maladroitement dans ce deuxième livre. C'est en lisant son récit "Derrière l'épaule" où l'auteur fait le point sur l'essentiel de son oeuvre, qu'on découvre donc qu'elle faisait la rencontre déterminante d'un homme aux "yeux gris, l'air fatigué, presque triste" en contrepoint de l'écriture de son roman. "La littérature et la vie commencèrent à se confondre". Cet homme était Guy Schoeller, un éditeur, et si l'héroïne de "Un certain sourire" affirme avoir aimé un homme, connu une histoire simple, bref pas de quoi faire des grimaces... L'auteur reconnaît que c'est elle, en vrai, qui en a fait des grimaces...
Dernier refuge avant la nuit
L'ambiance générale s'avérant assez lugubre et sordide, "Dernier refuge avant la nuit" sauve tout de même son épingle du jeu par son écriture assez limpide et simple. Premier roman d'une auteure américaine, l'histoire met en lumière la difficulté de survivre à l'Holocauste à travers le portrait d'un auteur dramaturge viennois, Joseph Kruger. Son portrait est dessiné par le souvenir d'un ancien amour, Kitter Jacobs, qui se rend à Amsterdam pour ses obsèques, par un temps neigeux. Dans le train, Kitty se rappelle sa rencontre avec cet homme plus vieux de presque trente ans. Un homme qui lui a raconté par fragments sa vie, son expérience de jeune garçon qui est parti de Vienne en 1938 chez une famille hollandaise et qui par une chance incroyable a su préserver sa peau durant l'occupation allemande et échapper à la déportation. La confession de Joseph révèle un homme imbu de sa personne, de son succès auprès des femmes, de son aubaine à être passé entre les mailles du filet, à fuir pour vivre en Terre Sainte puis aux Etats-Unis. Mariages manqués, paternités désavoués, succès littéraires et vengeance du juif traumatisé par le martyr d'un peuple et son invraisemblable (et impardonnable) survie. Le roman est assez fragmenté dans son ensemble, il se compose de paragraphes courts, ciselés qui nous baladent d'une époque à l'autre, d'une pensée à l'autre, et d'un personnage à l'autre. Assez troublant au début, le procédé finalement n'est pas si mauvais puisqu'on suit le cours du récit avec grand intérêt. Un roman intéressant.
"L'après-midi de Monsieur Andesmas" fait partie de ces petits romans de quelques pages, qui ne paient pas de mine, sont sans prétention, et évidemment sont des perles dans un écrin de velours ! Oui, j'avoue mon gros penchant pour cette histoire banale, lisse, monocorde et monotone : l'attente d'un homme âgé de soixante-dix-huit ans dans un fauteuil de rotin sur une plateforme, devant une maison qu'il vient d'acheter pour sa fille, sur une colline, parmi la forêt, pas loin d'un étang. Cet homme, monsieur Andesmas, attend un entrepreneur, Michel Arc, pour parler du projet de terrasse à la place de cette plateforme au sol sablonneux. Mais Michel Arc se fait attendre et monsieur Andesmas attend. Il aperçoit sur la place du village une foule de danseurs qui s'égaient aux sons d'une musique à la mode, cet été-là. Certainement son enfant, sa fille, Valérie, est parmi eux. Elle l'a déposé dans sa voiture noire, puis elle est repartie. Lui doit attendre Michel Arc qui est aussi en train de danser sur la place du village. C'est sa fille qui lui a dit, est venu le prévenir d'excuser le retard de son père, qu'il viendra plus tard. Mais plus tard, c'est l'épouse de Michel Arc qui vient rejoindre monsieur Andesmas. Un peu figée, un peu décidée à tout dire. Quoi ? Sur la fille de monsieur Andesmas, sur cette fille à la blondeur éblouissante, sur cette Valérie qui s'affiche de plus en plus avec Michel Arc, qui rit avec lui. Et monsieur Andesmas, malgré l'amour infini qu'il porte à sa fille, doit comprendre, entendre des choses, à défaut de les deviner. Trois points de suspension ... C'est ainsi qu'écrit Marguerite Duras, en suspension. Elle laisse planer les choses, les sentiments, les attentes : le désir, l'amour, la douleur, la trahison, la colère et l'impression d'être floué. Qu'importe que ce récit soit dicté sans soubresauts, on se sent emporté par le vent dans les arbres, frappé par les rayons du soleil de cet été-là dans le Sud de la France. C'est terriblement subtil et accrocheur, enchanteur, oui !
L'odeur de menthe
On entre dans ce roman comme dans le salon de Monsieur Vincz (l'un des personnages) : ambiance feutrée, veloutée, chaude, lumineuse et silencieuse, pieuse. Qui débarque là ? Agathe, une jeune fille qui vient de fuir quelque part, partir d'un endroit qui demeure terriblement marquant pour elle. Car dans cet appartement silencieux et trop calme, les souvenirs s'acharnent et reviennent par vagues. Ils l'assaillent - "comme si toutes les émotions que je n'avais pas eu le temps ou la force d'éprouver à l'institution surgissaient enfin". Donc reviennent ces instants pénibles et nostalgiques du temps passé à être soignante dans un institut pour handicapés mentaux. En y pensant, des mots forts viennent de sa plume - débiles, mépris, saleté, violence. Mais Agathe, elle, a su supporter tout ça sans ciller. Son histoire, finalement, est terriblement creuse : silence chez Monsieur Vincz, violoncelliste, qui s'enferme dans sa pièce, ne parle jamais, sauf par écrit. Et ce silence est ce qu'on retient en fin de roman - ça et puis cette odeur de menthe. Pour un roman délicat, sensible et mine de rien poétique, "L'odeur de la menthe" s'y colle parfaitement. Pas évident à retranscrire tout ce silence et ce vide qui remplit le livre, ça le rend très touchant, émouvant presque.