Je m'appelle Toni Canetto, j'ai seize ans, et comme je ne sais pas qui je suis, que j'en crève de ne pas le savoir, je cherche l'amour dans les chansons.
En voilà un roman absolument déconcertant, qui n'est pas tendre avec son lecteur car il choisit sciemment de le bousculer. C'est l'histoire d'un garçon de seize ans intimement persuadé d'être une erreur de la nature ("être un garçon manqué, un garçon râté"), il ne se sent pas dans la peau d'un garçon comme les autres, mais un garçon en passe de devenir une femme. Et c'est en découvrant une chanson d'Antony & the Johnsons, puis en rencontrant Rose à Paris qu'il va comprendre que son destin est tracé. L'histoire de son parcours et de cette révélation nous apparaît hallucinante et bouleversante de beauté brute. C'est un texte dur, un vrai électrochoc, qu'on reçoit comme une claque. La fin du roman, notamment, n'est pas facile. Tout s'embrouille, tout se met en branle, c'est le chaos. Toni a pris conscience d'un tas de choses, il va agir et basculer dans un univers cotonneux, presque onirique. J'étais un peu paumée mais je n'ai pas regretté.
Néanmoins, au-delà de toutes les considérations sur le sexe et l'identité profonde, c'est aussi un livre qui laisse libre cours à de pleines pages de bonheur musical. Associer la découverte d'une chanson à la renaissance, à la vie qui se révèle et aux émotions que cela implique, j'ai trouvé que c'était tout simplement merveilleux.
Je pose le disque dans mon lecteur CD, et pendant des heures, plus rien n'existe.
Que cette chanson. Et moi.
Des dizaines de fois, je l'interromps, ne l'écoutant que par bribes, comme un corps si longtemps désiré, et annexé millimètre après millimètre, sans pouvoir y croire, à cette beauté et à cette chance de pouvoir le toucher, enfin ; toute cette attente, ce n'était pas en vain.
Je m'écroule alors, trop-plein de sensations physiques dont j'ignorais l'existence - moi qui n'ai jamais vécu que dans ma tête.
Recroquevillé sur le sol de ma chambre, je fonds en larmes, mon corps parcouru de sanglots violents inséminés par une voix nouvelle, comme un ouragan le traversant, le dévastant.
Comme s'il fallait détruire tout ce qui était pour laisser tout l'espace du monde à ce qui sera.
Le garçon bientôt oublié ~ Jean-Noël Sciarini
Médium de l'école des loisirs (2010) - 196 pages - 10€
illustration de couverture : Rascal
L'auteur s'était déjà illustré dans un premier roman, Nous étions des passe-muraille, tout aussi complexe et troublant.
(...) j'ai proposé à Sarah de s'asseoir sur une banquette. Elle a fait non de la tête et s'est frayé un chemin parmi la foule. Puis elle s'est mise à danser, les yeux clos, indifférente à ce monde si vaste qui s'étendait à la frontière de son corps ; je ne l'avais jamais vue danser avant cette nuit. Et même maigre à pleurer, elle était encore si belle cette nuit-là, Sarah, ma ballerine, à danser sur la pointe des pieds, Sarah, se réappropriant son corps et abolissant, le temps de quelques chansons, cette frontière invisible qui la tenait depuis trop longtemps à l'écart du monde.
Je suis resté planté, à la regarder danser pendant plus d'une heure. J'étais paralysé, ne voulais rien faire. Il fallait que l'équilibre ne se rompe pas, il fallait qu'elle sente à nouveau le sang affluer dans ses veines d'or, qu'elle réanime les fonctions de son corps.
Quand elle a enfin ouvert les yeux, ils étaient pour moi. Elle a parlé - non, je n'ai pas rêvé, Sarah, j'ai entendu ta voix -, elle m'a dit :
- Jean, danse avec moi !
C'était une injonction. Un ordre comme je n'osais plus en rêver. Sarah reprenait les commandes, à l'écoute des battements du monde ; Sarah forte et fragile, sourire aux lèvres, tantôt narquoise, tantôt désarmante d'innocence non feinte. Et son regard comme une contrepartie à l'obscénité du monde. Ses colères pour rien, aussi, que je fuyais au début comme la peste, préférant passer pour un lâche plutôt que d'affronter les coups millimétrés de ses mots, les fléchettes empoisonnées qu'elle me décrochait. Ses colères qui me manquaient tant à présent...
Alors j'ai dansé avec elle - tâchant d'oublier quelques minutes que je ne dansais presque jamais, tellement j'avais honte de la gaucherie de mes pas, de mes longues mains que je ne savais où mettre, excepté au fond de mes poches. A ce moment-là, nos vies battaient au rythme saccadé d'une mélodie minimale jouée par un DJ de Detroit.
Je n'aimais pas cette musique, je n'aimais pas cet endroit mais j'étais si heureux de voir Sarah danser comme une folle, Sarah assassinant père et mère, Sylvia Plath, Fernando Pessoa, puisqu'elle n'en avait plus rien à faire de la gravité et qu'elle était à nouveau prête à la défier, ce soir-là, dans cette ancienne fabrique cerclée de briques rouges.
Et puisqu'il y a déjà bien assez d'anges dans le ciel, redeviens un démon, Sarah, redeviens un démon et enivre-toi ; de Dionysos tu seras toujours la fille, Sarah.
C'est encore un texte pas facile du tout, mais très attachant et émouvant, admirablement écrit et d'une poésie pointilleuse. C'est l'histoire d'un couple improbable - lui, pataud et encombré d'un corps disgracieux, et elle, belle et rayonnante, mais qu'on dit folle alors qu'elle est malade, ne mange plus, ne parle plus. Elle est internée dans un centre d'où Jean, le narrateur, va la sortir pour l'emmener en Allemagne, pays que Sarah a quitté brutalement quand elle était enfant. Il espère ainsi que ce retour aux sources la guérisse ou lui redonne goût à la vie. C'est un petit roman sensible et sincère, qui m'a mise à plat, mais je savais les risques que je prenais. La lecture fut éprouvante, mais elle a su générer une énergie forte et revigorante. Envers et contre tout.
Nous étions des passe-muraille ~ Jean-Noël Sciarini
Médium de l'école des loisirs (2009) - 178 pages - 9,50€
illustration de couverture : Frank Juery ,